Alors qu'on fête le 150ème anniversaire d'Alice au pays des merveilles, le chef d'œuvre de Lewis Carroll [1], le livre est maintenant traduit dans une grande diversité de langues. C'est ainsi qu'il en existe des éditions en espéranto, en népalais, en slovaque ainsi qu'en xhosa (l'une des langues de l'Afrique du Sud), sans parler du Braille, de la sténographie et de la langue des signes brésilienne. Il existe aussi une version en emoji et deux professeurs de Yale travaillent même à une Alice en hiéroglyphes égyptiens tardifs. Le livre se situe probablement en deuxième position derrière The Pilgrim’s Progress, l'allégorie du 17e siècle, au palmarès du roman anglais le plus traduit, selon Jon A. Lindseth, éditeur général d'Alice in a World of Wonderlands: The Translations of Lewis Carroll’s Masterpiece, qui recense plus de 170 traductions allant de l'afrikaans au zoulou. Nous presentons ci-dessous une analyse de ces trois volumes et des événements qui entournent leur publication. Toutefois, Lindseth précise qu'il faut s'armer de courage pour restituer dans une autre langue l'esprit et les jeux de mots de Carroll, notamment ses calembours et ses homophones. Mais, l'enthousiasme pour les écrits de Carroll ne se dément pas. L'attrait que ne cesse d'exercer le livre, dans toutes les langues, tient aux efforts que fait Alice pour « donner un sens à l'absurdité », déclare Carolyn Vega, conservatrice adjointe des manuscrits historiques et littéraires au Musée et Bibliothèque Morgan où le manuscrit original, prêté par la British Library, fait partie d'une exposition sur Alice qui s'est ouverte le 26 juin dernier. Depuis 1865, le conte de Lewis Carroll s'est non seulement montré d'une élasticité infinie, s'accordant avec bonheur à l'évolution culturelle - du mouvement des suffragettes à l'explosion de la consommation de drogue – mais il a aussi grandi avec nous en tant qu'individus, Cela nous rappelle que la question de la Chenille : « Qui es-tu ? » est de celles qu'il y a peu de chances qu'on puisse mieux y répondre qu'Alice elle-même.
À l'occasion de cet evénément litteraire, nous accueillons notre invitée Stephanie Lovett, qui a été et est actuellement présidente de la Lewis Carroll Society of North America. Elle est l'auteure de Lewis Carroll and Alice, publié chez Thames and Hudson (en version française : Lewis Carroll au pays des merveilles, chez Gallimard) et de The Art of Alice, chez Smithmark. Ancienne professeur de Latin, Stephanie est doctorante à l'UNC-Greensboro où elle travaille à un nouveau paradigme applicable à l'enseignement des religions du monde. Voici sa contribution.
Alice in a World of Wonderlands est à la fois un livre, une exposition et une série de conférences qui sont autant d'aspects d'un même phénomène. À l'approche du 150e anniversaire de la première édition d'Alice au pays des merveilles, en 1865, le collectionneur et président honoraire de la LCSNA, Joel Birenbaum, a engagé une réflexion sur une célébration mondiale de l'événement qui prendrait la forme d'expositions organisées à New York sur toutes sortes de sujets. En 2008, il a commencé à discuter avec Jon Lindseth, collectionneur et membre du Club Grolier, du genre d'exposition qui conviendrait au Club Grolier. Enthousiasmé, Lindseth lança l'idée d'une exposition sur le thème d'Alice en traduction et, comme le Club attend toujours d'une exposition qu'elle produise un volumineux catalogue, il se mit aussi à réfléchir aux différents paramètres de la meilleure manière d'écrire sur le thème des traductions.
Telle est la genèse de ce qui devint Alice in a World of Wonderlands :un opus en trois volumes de 2.638 pages, contenant des essais, des traductions inverses et des listes de références bibliographiques ; une spectaculaire exposition du Club Grolier, ouverte du 16 septembre au 21 novembre 2015 ; et deux jours de conférences, les 7 et 8 octobre, réunissant des traducteurs, des spécialistes et des passionnés originaires de 24 pays.
Pour tirer le meilleur parti de cette occasion offerte de rassembler un savoir inédit sur Alice en traduction, Lindseth estima qu'il faudrait trois volumes. Le troisième volume bat un record, avec des listes de contrôle bibliographiques de plus de 7.000 éditions d'Alice in Wonderland, auquel s'ajoutent près de 2.000 éditions de Through the Looking-Glass (À travers le miroir), en 174 langues, pour un total de 8.484 ouvrages. Des langues du monde entier sont non seulement représentées (azerbaïdjanais, tonguien, xhosa, islandais, monténégrin, oriya, jersiais), mais encore des langues mortes (vieil anglais), des dialectes (écossais des Orcades), des langues neutres (Blissymbols, Lingwa de Planeta) et des orthographes de substitution (Shavian, IPA). S'y ajoute le premier index jamais établi d'illustrateurs d'éditions traduites, contenant 1.200 noms.
Autre particularité du livre, le volume consacré aux traductions inverses vise à recueillir des données à l'intention des lecteurs de langue anglaise. Il s'agit de révéler au grand public le genre de décisions relatives aux mots absurdes, aux parodies de poèmes victoriens, aux calembours et autres jeux de mots, à l'enchevêtrement culturel, et à bien d'autres choix encore, auxquels la traduction d'Alice a donné lieu. On y trouve le même passage du chapitre VII, The Mad Tea-Party (Un thé chez les fous), en 207 traductions inverses, y compris des versions anciennes ou récentes dans de nombreuses langues, étayées par d'abondantes notes de bas de page faisant la lumière sur une myriade de décisions linguistiques et culturelles.
Enfin, le premier volume fait du projet de collecte de données, une vaste étude érudite, avec des articles sur l'histoire de la présence d'Alice dans chacune des 174 langues, de nombreux essais généraux, environ 250 fac-similés de couvertures, et des appendices réunissant des données diversement assemblées. Il est difficile d'exagérer l'intérêt des fascinantes histoires narrées au fil de ces essais : langues politiquement réprimées (comme le galicien) et revendiquant un statut, différences culturelles dans l'acceptation des livres d'enfants, interactions de la politique, de la langue, de l'identité et de la littérature.
L'exposition au Club Grolier [2] est un remarquable panorama. C'est essentiellement le projet devenu réalité et racontant l'histoire au moyen d'objets et de pièces de collection. Il y a des vitrines consacrées à Lewis Carroll lui-même, et notamment le premier livre utilisant son pseudonyme, et à propos de la traduction d'Alice, avec des traductions provenant de la collection de la véritable Alice. Carroll s'est impliqué dans le processus de traduction d'Alice dans d'autres langues, et une vitrine est réservée aux traductions parues de son vivant, en commençant par l'allemand et le français, en 1869. Sept vitrines exposent des traductions par région géographique, créant un très intéressant dialogue entre les textes.
Les deux jours de conférences au Club Grolier ont réuni environ 120 écrivains collaborant au projet et d'autres invités autour de huit débats et occasions d'interaction. Emer O'Sullivan, spécialiste de littérature enfantine, a ouvert le cycle de conférences en traitant de questions plus générales posées par les traductions et du développement des études de traduction. Il a conclu en citant un extrait de l'avant-propos de David Crystal au sujet de la communauté de traductions qui s'est constituée à l'occasion de ce projet. Ce qui fut hautement démontré pendant ces deux jours, puisque des gens venant d'horizons linguistiques différents, ayant des intérêts intellectuels divers et n'ayant pas les mêmes conceptions du monde, ont établi des liens entre eux et avec les idées qui s'exprimaient si librement. Au total, 39 langues étaient représentées dans la salle !
Sept autres orateurs ont pris la parole. Gabriel López, de Barcelone, a surpris son auditoire en disant que bon nombre de lecteurs hispanophones croyaient qu'un chapitre où il est question d'un cheval, imaginé par un traducteur en 1952, figurait dans l'original. Derrick McClure, d'Aberdeen, nous a fait faire le tour des versions en dialecte écossais, dans lesquelles la Chouette et la Panthère se nourrissent de haggis (panse de brebis farcie), de tatties (patates) et de neeps (rutabagas), et où les questions identitaires liées à la langue occupent une grande place. Le professeur Keao NeSmith, de l'Université d'Hawai, nous a dit que les Hawaïens, très alphabétisés depuis les années 1820, préfèrent les traductions “dépaysées” qui permettent de comprendre une autre culture. De Zongxin Feng, nous avons appris que, de tous les classiques occidentaux publiés en Chine, Alice est celui qui compte le plus d'éditions, malgré l'hiatus des trois décennies de Révolution culturelle. Russell Kaschula, de l'Université Rhodes (Afrique du Sud), est très soucieux des questions d'alphabétisation dans les langues minoritaires et de la création d'un plus grand nombre d'ouvrages pour les enfants. À cet égard, le projet lui semble être un tremplin. Sumanyu Satpathy, de Delhi (Inde), a décrit l'enchevêtrement des questions politiques et culturelles que la traduction pose dans un pays possédant 22 langues officielles auxquelles s'en ajoutent 1.600 autres. Il a parlé du rôle d'Alice dans la lutte contre le fascisme, comme en Chine et en Espagne. L'éditeur Michael Everson a clos la deuxième journée en traitant de quelques-unes des Alices les moins banales figurant sur sa liste, notamment celles en Deseret [3] et en ladino. Enfin, le mot de la fin revint à Michael Suarez, de l'Université de Virginie, qui s'exprima après-dîner.
Même pour ceux d'entre nous qui avaient étroitement collaboré au livre, tout fut une révélation. Les dimensions politiques et sociales de la traduction se mêlaient aux facteurs linguistiques, et l'un des thèmes qui s'est rapidement imposé a été l'interdépendance étroite de tous ces choix pour le traducteur. À titre d'exemples, citons Kimie Kusumoto faisant observer l'absolue nécessité culturelle de modifier Un thé chez les fous lorsque, dans le contexte japonais, l'interaction d'une fillette et d'un homme mûr [4] est porteuse d'un contenu sémiotique particulier ; et Lopez qui nous a révélé la première utilisation d'Alice en espagnol, comme figure révolutionnaire dans un journal mexicain de 1921. La nature complexe et interdisciplinaire de la traduction et l'éventail des éléments à prendre en considération, allant du technique au philosophique, ont dominé ces deux jours d'échanges de vues. La conférence s'est achevée par d'intenses débats portant sur les thèmes suivants : l'avenir des langues indigènes et les bons et les mauvais côtés de la mondialisation ; l'impression que l'anglais est passé du statut de langue colonisatrice (l'anglais ou rien du tout) à celui de langue de culture (sa langue + l'anglais) favorisant une ouverture au monde ; l'espoir affirmé d'un projet analogue pour les illustrations d'Alice et pour les nombreuses langues, allant du tibétain au lakota, qui n'ont pas encore leur Alice.
Des renseignements sur Alice in a World of Wonderlands, notamment sur la façon de commander le livre, peuvent être obtenus sur : http://aliceinaworldofwonderlands.com/.
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[1] De son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson (1832 – 1898), professeur de mathématiques à l'université d'Oxford et auteur d'ouvrages scientifiques. Sous le pseudonyme de Lewis Carroll, il a composé une série d'ouvrages pour les enfants dont le plus célèbre fut Alice's Adventures in Wonderland, illustré par sir John Tenniel, paru en 1865.
[2] Club de bibliophiles new-yorkais fondé il y a 130 ans et ainsi nommé en l'honneur de Jean Grolier de Servières (1490-1565), Trésorier de France, connu pour avoir possédé une riche bibliothèque estimée à 3000 volumes.
Lire aussi : http://bit.ly/1XBgMSV
Grolier Club, New York
[3] L'alphabet Deseret a été conçu par des Mormons, vers 1850, comme substitut de l'alphabet latin pour écrire et prononcer la langue anglaise.
[4] Le personnage du Chapelier, en l'occurrence.
Lecture suggérée :
Lewis Carroll. Alice au pays des merveilles. Adapté et illustré par Tony Ross. Traduction de Philippe Rouard. Paris, Hachette Jeunesse, 1993, 116 p.
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