chassé-croisé intercontinental pendant l’âge d’or du jazz.
Nous sommes heureux d'ouvrir. une fois encore, nos colonnes à notre collaboratrice fidèle, Michèle Druon, professeur émérite à la California State University, Fullerton, où elle a enseigné la langue, la culture et la littérature françaises. Mme Druon a fait ses études universitaires d'anglais (spécialisation : Littérature & Culture Américaine, Licence) à l'Université d'Amiens, et en Lettres modernes, (Licence, mention très bien), à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a obtenu son Doctorat en Littérature française à l'University of California at Los Angeles (spécialisations: le Nouveau roman; Théorie et critique littéraire contemporaine; philosophies post-modernes).
Michèle a publié des articles en français et en anglais dans de nombreuses revues littéraires universitaires et philosophiques (French Review, Stanford French Review, L'Esprit Créateur, Problems in Contemporary Philosophy), ainsi que dans des livres publiés aux États-Unis, en France et au Japon.
Pendant l’entre-deux guerres (1920-1940), de chaque côté de l’Atlantique, deux géants du jazz, George Gershwin et Django Reinhardt, atteignent fortune et célébrité.
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George Gershwin (1898-1937) |
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Au premier regard, tout sépare ces deux artistes : le pays, la langue, la culture d’origine, l’instrument pratiqué et la tradition musicale qui les a formés. Le premier, Juif anglophone de Brooklyn, a commencé à apprendre le piano classique vers l’âge de 12 ans, tandis que le second, manouche francophone, né dans une roulotte en Belgique, a fait son apprentissage «sauvage» de la musique en imitant les musiciens tziganes qui jouent du violon, du banjo, de l guitare, autour de lui. L’un et l’autre diffèrent aussi profondément par leur personnalité : Gershwin est un musicien discipliné, brillant, à l’aise en société, séducteur et grand amateur de femmes, tandis que Reinhardt, plus secret et plus nonchalant, dépensier et désinvolte, toujours farouchement libre, se laisse souvent guider par sa fantaisie.
Pourtant, les parallèles abondent entre ces deux virtuoses qui ont chacun profondément marqué l’histoire du jazz. Tous deux y ont ouvert de nouvelles directions en les fusionnant avec d’autres traditions musicales: dans le cas de Gershwin les chansons de Broadway, la musique klezmer (1), la musique afro-américaine, et la musique classique, créateur du jazz symphonique avec Rhapsodie in Blue (1924); dans le cas de Reinhardt la chanson de variété, le bal musette, le swing et la musique tzigane, créateur du «jazz-manouche» (ou «gipsy-jazz»).
Tous deux ont aussi atteint un immense public en combinant dans leur répertoire une haute sophistication musicale à des rythmes et mélodies populaires qui font aujourd’hui partie des standards du jazz international; telles, pour Gershwin, les chansons écrites avec Ira, son frère parolier, comme: "Oh, Lady Be Good!" (1924), “Embraceable You” (1930), “I got rhythm” (1931), ou l’inoubliable «Summertime”, tiré du “folk opera” Porgy and Bess (1935). Telles, pour Django: «Minor Swing» (1937), "Djangology" (1938), "Swing '42", qui ont fait danser et rêver toute une époque, et «Nuages» (1940), peut-être son morceau le plus connu, associé à l’espoir de la libération pendant l’Occupation allemande en France (2).
La légende qui entoure ces deux figures mythiques du jazz ne s’arrête pas à leur seul génie musical. Comme en témoignent les nombreuses biographies, documentaires et fictions cinématographiques qui leur ont été consacrées (3), - dont le récent Django, de Etienne Comar (4) -, c’est aussi la personnalité hors du commun de ces deux musiciens , et leur destinée météorique, brillante et tragiquement écourtée, qui a fait de chacun d’eux des figures-cultes des deux côtés de l’Atlantique, et des héros populaires dont l’histoire, sur les deux continents, continue d’être racontée.
Cette histoire commence pour chacun des deux artistes par d’humbles origines, qui rendent d’autant plus admirable leur succès ultérieur.
Reinhardt et Gershwin ont connu des enfances pauvres et itinérantes, l’un dans la roulotte de ses parents, l’autre à travers les nombreux déménagements de sa famille dans différents quartiers de New York. L’un et l’autre sont des gamins des rues : Django joue librement avec ses nombreux frères, sœurs et cousins dans et autour des campements manouches, et ne va pas à l’école (il n’apprendra à lire et à écrire qu’assez tard dans sa vie adulte) ; tandis que George, qui n’aime guère l’étude, multiplie les escapades avec ses frères et sœurs et leurs amis dans les quartiers du voisinage.
Leur découverte précoce de la musique n’est pas séparable de ces vagabondages, qui les expose aux musiques populaires de leur temps, et qui se prolonge avec les premiers métiers que l’un et l’autre pratiqueront pendant l’adolescence: Gershwin commence à travailler à l’âge de 15 ans comme «song plugger» (interprète et vendeur de chansons) à Tin Pan Alley –ce qui le familiarise avec tout le répertoire de Broadway; Django, quant à lui, vers l’âge de 13 ans, commence à jouer du banjo-guitare dans la rue ainsi que dans les demeures des gens aisés, puis dans les cabarets et bals-musette où il accompagnait avec son père les chanteurs de variété.
Si ces premières expériences révèlent chez l’un et l’autre un talent musical précoce, elles marquent aussi chez tous deux des qualités de courage, de persistance et de détermination qui ajoutent au prestige populaire de leur personnage.
Ce courage est testé de manière particulièrement rude par l’accident qui affecte Django à l’âge de 18 ans, et qui va redéfinir toute sa carrière.
En 1928, alors qu’il vient de sortir son premier disque (5), un incendie dans sa roulotte le brûle gravement à la jambe droite et à la main gauche, lui ôtant l’usage de deux doigts. Après de longs traitements et des mois de travail acharné, Django recommence néanmoins à jouer de la guitare avec une technique nouvelle qui lui permet de compenser la perte de ses deux doigts: cette technique, celle du «fingerpicking», avec laquelle il garde étonnamment toute la vélocité de son jeu, définit un nouveau style, avec lequel il sera désormais associé.
C’est vers cette même époque qu’il découvre, ébloui, le jazz américain. Il écoute Louis Armstrong et Duke Ellington, et il commence à fréquenter les jazzmen qui séjournent alors à Paris. Mais Gershwin, qui pourtant vient de passer l’année 1928 en Europe, est reparti aux Etats- Unis.
Ce rendez-vous manqué entre les deux artistes caractérise l’étonnant chassé-croisé de leur parcours musical entre l’Amérique et l’Europe pendant toute cette période. Tous deux cherchent à mieux découvrir les musiciens qui les ont inspirés sur l’autre continent en les rencontrant - et avec un décalage de 20 ans entre Gershwin et Reinhardt- en traversant l’Atlantique.
Ainsi Gershwin, plusieurs fois invité et fêté en Europe dans les années vingt, cherche à y rencontrer les grands compositeurs contemporains qu’il admire, dont Igor Stravinski, Darius Milhaud, Arnold Schonberg et Alan Berg. En France, il rencontre aussi Nadia Boulanger et Maurice Ravel, avec qui il voudrait étudier la composition, mais ceux-ci déclinent sa requête, et lui conseillent de rester plutôt dans le style musical original qu’il a créé. Gershwin met cette leçon à profit en composant le poème symphonique An American in Paris, une de ses œuvres les plus réputées, dont la première eut lieu à Carnegie Hall à New York en décembre 1928.
Pendant ce temps, la réputation musicale de Django Reinhardt s’étend à Paris, et en 1934, il forme avec le violoniste Stéphane Grappelli le fameux Quintette du Hot Club de France, qui deviendra le premier grand orchestre de jazz européen. Il y enregistre de nombreux standards du jazz américain, dont les compositions de Gershwin – en 1934: «Oh, Lady Be Good», «Embraceable You», « Somebody loves me» ; en 1939: «The Man I Love» ; et plus tard, en 1949 : «Lisa» et «I got rhythm».
Attirés par la réputation du Quintette, plusieurs grands jazzmen de passage, dont Coleman Hawkins, Benny Carter et Rex Stewart, viennent jouer au Hot Club de France. Django aurait sûrement aimé rencontrer Gershwin à cette époque, mais celui-ci est parti en 1936 à Hollywood pour y composer des partitions cinématographiques. C’est là que Gershwin meurt l’année suivante, à l’âge de 38 ans, d’une tumeur cérébrale.
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La période qui suivra, qui marque le début de la Deuxième Guerre Mondiale, fut une époque difficile pour beaucoup d’artistes européens. Comme les juifs, les tziganes sont alors persécutés et exterminés par les nazis à travers l’Europe. Le jazz lui-même est déconsidéré par les nazis qui l’associent à une musique décadente. Django quitte donc Paris en 1943 pour tenter de se réfugier en Suisse (épisode que raconte imparfaitement le film Django). Mais il est arrêté par des gardes-frontières suisses, et renvoyé à Paris. Il passe le reste de l‘occupation (6) à composer et à jouer dans différents orchestres (7), tandis que sa popularité gagne maintenant toute la France et l’Europe.
Grâce à ses contacts avec les jazzmen américains qu’il a rencontrés à Paris, et aux soldats américains qui sont venus l’écouter à la Libération, Django est aussi devenu célèbre en Amérique.
Ainsi en 1946, dans un parcours inverse à celui de Gershwin quelque vingt ans plus tôt, Django est invité par son idole, Duke Ellington, à jouer en tournée avec lui aux Etats-Unis. Django aspire depuis longtemps à visiter ce pays, et à y rencontrer les grands musiciens Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Thelonious Monk. Mais ces rencontres n’auront pas lieu, et Django, qui ne parle pas anglais, et qui est habitué à sa liberté de nomade, s’adapte difficilement à la discipline du Big Band de Ellington. De plus, il est déçu par le rôle relativement mineur qu’Ellington lui accorde dans l’orchestre, et il rentre en France un peu déçu, désillusionné de son rêve américain (8).
Les années qui suivent vont néanmoins marquer pour lui un véritable renouveau. Toujours à l’avant-garde du jazz, il intègre alors dans son inspiration musicale le style «be-bop» initié par Charlie Parker et Dizzy Gillespie aux Etats-Unis. Il enregistre ainsi en 1951 huit morceaux exceptionnels, qui auront une influence majeure sur les guitaristes du monde entier. Ce sera son dernier disque, car Django meurt brutalement un mois plus tard d’une hémorragie cérébrale, tout comme Gershwin, à l’âge de 43 ans.
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La disparition prématurée de Django, comme celle de Gershwin en 1937, signe d’une note tragique la destinée fulgurante de ces deux grands artistes qui ont chacun marqué d’une empreinte profonde la culture musicale de deux continents.
Django s’est nourri du jazz américain et de la musique de Gershwin, comme celui-ci, parmi ses multiples inspirations, s’était nourri de la musique européenne, dans un chassé-croisé intercontinental dont le jazz s’est merveilleusement enrichi.
Leur influence aujourd’hui est internationale, et la musique de Gershwin, comme celle de Reinhardt, est partout jouée en concert ou sur les scènes de théâtre, partout entendue dans les bandes sonores des films, partout célébrée dans les festivals. Elle inspire toujours de nouveaux musiciens, et elle continue d’enchanter notre paysage musical, tandis que s’enrichit en nous et autour de nous la légende des deux grands artistes qui en ont créé l’inépuisable magie.
Notes :
1) La musique klezmer, que Gershwin connaissait par sa famille, était une tradition musicale de chansons et danses importée des Juifs Ashkenazi d’Europe de l’Est. Elle était jouée pendant les mariages et autres célébrations.
2) De multiples versions de ces morceaux ont été enregistrés par Django Reinhardt au cours des années : «Nuages» compte au moins 13 versions. Sa traduction anglaise est: «It’s the Bluest Kind of Blues».
3) Voir en fin de notes une courte bibliographie et filmographie sur George Gershwin et Django Reinhardt.
4) Film Django, dirigé par Etienne Comar, présenté au Festival International du Cinéma de Berlin en 1917. Django est joué par l’acteur Reda Kateb; le film raconte sur un mode romanesque plutôt qu’historiquement précis la fuite de Django et sa famille en Suisse en 1943.
5) Django Reinhardt a enregistré son premier disque grâce à l’accordéoniste Jean Vaissad. Il n’y joue pas encore du jazz, mais des airs populaires au banjo-guitare.
6) Le talent et la popularité de Django semblent lui avoir valu une relative protection auprès des Allemands, malgré son origine tzigane, pendant cette période. Vers la fin de l’occupation, en hommage au génocide tzigane perpétré par les nazis, Django a écrit Requiem pour mes Frères Tziganes, dont la partition originelle a été perdue. Elle est reconstruite par Warren Ellis dans le récent Django de Etienne Colmar.
7) Au début de l’occupation allemande, comme Stéphane Grappelli était resté en Angleterre, Django a formé un nouveau quintette avec Hubert Rostaing et Pierre Fouad, qui a eu aussi énormément de succès.
8) Malgré cette déception, Django avait néanmoins reçu un accueil enthousiaste du public américain, comme en témoignent, entre autres, les énormes ovations reçues lors de son concert à Carnegie Hall a la fin de sa visite.
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Bibliographie et filmographie (liste partielle)
Livres sur Django Reinhardt:
Django; The Life and Music of a Gipsy Legend, Michael Dregni, 2010; Django Reinhardt and the History of Gipsy jazz, Alain Antonietto, 2010.
Films et Documentaires filmés sur Django Reinhardt :
Django Reinhardt, Paul Paviot, 1958; Djangomania, de Jamie Kasner, 2005; Swing guitar, the genius of Django Reinhardt, 2006; Django Reinhardt, Three fingered lightning, 2010; The Life after Django, 2011.
Le film Sweet & Lowdown (1999), de Woody Allen ”, est partiellement basé sur Django Reinhardt.
Dans le film d’animation français Les Triplettes de Belleville (2003), la séquence d’introduction met aussi en scène Django à la guitare.
La musique de Django Reinhardt fait aussi partie de la bande sonore de films français et américains trop nombreux pour être cités ici.
Livres sur George Gershwin:
George Gershwin, His Journey to Greatness, David Ewen, 1986; George Gershwin, A New Biography, William G. Hyland, 2003; George Gershwin, His life and Work, Howard Pollack, 2007; George Gershwin An intimate portrait, Walter Kimler, 2015.
Films sur Gershwin :
Rhapsody in Blue, 1945
Adaptations filmées de compositions de Gershwin :
Shall we Dance, 1937, avec Ginger Rogers & Fred Astaire.
An American in Paris, 1951, dirigé par Vincent Minelli
Funny Face, 1957, dirigé par Stanley Donen
Porgy and Bess, 1959 , par Samuel Goldwyn
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Parmi les autres articles contribués par Michèle Druon :
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