... avec les Harlem Hellfighters.
Nous sommes heureux d'ouvrir. une fois encore, nos colonnes à notre collaboratrice fidèle, Michèle Druon, professeur émérite à la California State University, Fullerton, où elle a enseigné la langue, la culture et la littérature françaises. Mme Druon a fait ses études universitaires d'anglais (spécialisation : Littérature & Culture Américaine, Licence) à l'Université d'Amiens, et en Lettres modernes, (Licence, mention très bien), à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a obtenu son Doctorat en Littérature française à l'University of California at Los Angeles (spécialisations: le Nouveau roman; Théorie et critique littéraire contemporaine; philosophies post-modernes).
Michèle a publié des articles en français et en anglais dans de nombreuses revues littéraires universitaires et philosophiques (French Review, Stanford French Review, L'Esprit Créateur, Problems in Contemporary Philosophy), ainsi que dans des livres publiés aux États-Unis, en France et au Japon.
Avec le centenaire de la Première Guerre Mondiale, on commémore aussi cette année le centenaire de l’arrivée du jazz en France, comme en témoignent diverses manifestations en Amérique et en Europe, telles la rétrospective intitulée « Jazz en route to France: 1917-1918 » actuellement présentée au New Orléans Jazz Museum (Cette exposition est rapportée dans le journal France-Amérique [1]). En France, un ensemble d’activités ont été organisées à Nantes - dont le « Concert du Siècle » présenté le 12 février au théâtre Graslin - pour honorer le premier concert de jazz donné par une fanfare militaire afro-américaine sur le sol européen.
Comme l’illustrent ces diverses manifestations, l’émergence du jazz en France est liée à l’histoire de l’intervention militaire américaine en Europe pendant la Grande Guerre. Quelques mois après leur déclaration de guerre à l’Allemagne le 6 avril 1917, les Etats-Unis envoient des contingents militaires en Europe, dont quatre sont exclusivement composés de soldats afro-américains. Le plus célèbre d’entre eux, et le premier à débarquer en France, fin décembre 1917, est le 369ème régiment d’infanterie, issu du 15ème régiment de la Garde Nationale de New York. Vite envoyé au front, ce régiment s’illustre par une telle bravoure qu’il sera bientôt surnommé les Harlem Hellfighters [2].
Les Harlem Hellfighters étaient accompagnés d’une fanfare d’une soixantaine de musiciens afro-américains de renom, recrutés par James Reese Europe (ou Jim Europe), l’un des premiers officiers noirs de l’armée américaine. Né en Alabama en 1880, Jim Europe était aussi un musicien de grand talent, star du « ragtime » et du « fox-trot » à New York, et chef de file d’un groupe de musiciens, le Clef Club, qui avait eu l’honneur de présenter le premier concert de musique afro-américaine (« Concert of Negro Music ») au Carnegie Hall en 1912.
Comme les autres fanfares militaires alors déployées en France, l’orchestre de Jim Europe avait pour mission de distraire et de soutenir le moral des troupes en jouant dans différentes villes de province pour les soldats britanniques et américains ainsi que pour les civils français. A son arrivée à Saint-Nazaire, le 1er janvier 1918, l’orchestre de Jim Europe inaugure cette mission par un petit concert improvisé où « La Marseillaise » apparait dans une version « jazzy » et syncopée qui n’est pas sans créer quelque ébahissement parmi le public militaire français.
Quelques semaines plus tard à Nantes, le 12 février 1918, le premier concert officiel de la fanfare des Harlem Hellfighters - qui est aussi l’un des premiers concerts de jazz en salle présentés en Europe - soulève cette fois l’enthousiasme du public : le programme inclut des marches militaires françaises, des « negro spirituals », « The Stars and Stripes Forever », quelques morceaux de « ragtime », et l’apothéose: le « Memphis Blues », de W.C Handy, qui déchaîne la salle. Ce concert historique est considéré par beaucoup comme le véritable point d’éclosion du jazz en France.
Pourtant, la musique alors jouée par la fanfare des Harlem Hellfighters n’a encore que peu de rapport avec ce qu’on appelle aujourd’hui le jazz. Bien qu’il inclue certains éléments du jazz moderne, (le rythme syncopé, les « glissandos », les « riffs » des instruments…), ce ragtime orchestré pour les marches militaires en diffère essentiellement par le fait qu’il ne permettait aucune improvisation de la part des musiciens.
De plus, comme le souligne le pianiste, chef d'orchestre et professeur Laurent Cugny dans le premier tome de sa magistrale Une histoire du jazz en France [3], le concept de « jazz » est encore à l’époque est un objet « fuyant » et indéfini, dont il est d’autant plus difficile de dater précisément la naissance en France.
Ainsi, bien avant la Première Guerre mondiale, les Français connaissaient déjà plusieurs aspects de la culture musicale afro-américaine, tels les « minstrel shows » et leur « cake-walk », dont John Philip Sousa jouera quelques morceaux avec le US Marine Band lors de l’Exposition Universelle de 1900 à Paris. Un peu plus tard, le ragtime déjà rendu célèbre par Scott Joplin avec « Maple Leaf Rag » (1899) captive l’attention de plusieurs musiciens français, et gagne ses lettres de noblesse avec les compositions d’Erik Satie, dont le ballet Parade en 1917-18, et Ragtime (1918) de Igor Stravinski.
Mais les controverses qui entourent le point exact de la naissance du jazz en France ne diminuent pas la portée symbolique et culturelle du concert donné à Nantes en février 1918 par l’orchestre de Jim Europe. Comme le souligne Mathieu Jouan, Commissaire Général de la rétrospective « 100 ans de Jazz » organisée à Nantes: «Europe a posé les premières pierres d’une conscience artistique africaine-américaine et d’un statut professionnel pour les musiciens» [4].
Dans les mois qui suivront ce concert historique, les tournées de la fanfare Harlem Hellfighters comme celles des autres fanfares afro-américaines alors déployées en France, vont continuer de répandre le « germe » du jazz dans les villes de province où elles se produisent. Partout où les soldats américains sont stationnés dans le reste de la France, dans les ports et entrepôts comme Saint Nazaire, Bordeaux, Marseille, vont alors fleurir de petits groupes de jazz amateur qui vont contribuer à répandre en France le goût de cette musique nouvelle, ce ragtime dont le rythme effréné s’accorde si bien avec la frénésie du monde moderne en train de naitre.
Cet engouement progressif ouvre la voie à l’explosion du jazz qui va marquer la décade suivante en France, celles des Années Folles, et aux grands musiciens de jazz, dont Sydney Bechett, qui vont alors faire de Paris une véritable capitale du jazz. C’est alors un autre style de jazz, le swing, (ou « hot jazz ») qui domine dans les clubs et cabarets de Paris et de province. Mais comme le rappellent les diverses commémorations données en son honneur, le ragtime de Jim Europe, souvent oublié aujourd’hui, est l’une des portes qui a permis le débarquement du jazz en France.
Afro-americains au combat | Musiciens pendant la première guerre mondiale |
Notes :
1) Voir France-Amérique, « Les coulisses du jazz en France », article de Clément Thiery, 21 juin 2018, dont le présent article s’inspire en partie. L’exposition « Jazz en route to France » a lieu du 21 juin au 15 novembre 2018.
2) Le 369ème régiment a reçu la Croix de guerre et 171 de ses hommes ont été décorés de la croix de Chevalier de la Légion d’Honneur pour avoir libéré le village de Séchault, dans les Ardennes, en septembre 1918, où un monument leur est dédié.
3) Voir Laurent Cugny, Une histoire du Jazz en France : du milieu du XIXème siècle à 1929. (Premier Tome), Editions Outre mesure, Paris 2014.
4) La rétrospective « 100 ans de jazz », qui incluait « Le Concert du Siècle », une exposition (« La guerre du jazz »), et une journée d’études (« Quand soudain le jazz »), a été organisée à Nantes avec le concours de la Mission du Centenaire de la Première Guerre Mondiale et le National Museum for Afro-American History and Culture de Washington, DC. .
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