Nous sommes heureux de retrouver notre fidèle contributrice, Françoise Pinteaux-Jones, traductrice professionnelle, diplômée en littérature française, née en France, vivant en Angleterre depuis de longues années. Imprégnée des deux cultures, elle est adepte du grand écart linguistique.
L’année qui s’achève a été marquée par le tricentenaire de Lancelot ‘Capability’ [1] Brown, pour qui le terme d’architecte paysager semble avoir été inventé tant ses créations rassemblent harmonieusement le meilleur de la nature en de vastes parcs parsemés de bosquets et de plans d’eau, mieux qu’elle ne l’eût fait. S’il n’a pas inventé le jardin à l’anglaise, déjà cultivé (à plus d’un titre) par son maître William Kent, le jardinier l’a imposé dans les grands domaines de la gentry qui, de Blenheim Palace à Warwick Castle, en passant par Highclere House (Downton Abbey pour les intimes des séries télévisés), en portent encore la marque aujourd’hui. Son influence s’étend jusqu’aux États-Unis, honorée par William Law Olmstead dans la conception de Central Park. Or, le hasard a voulu que ce goût des jardins, cette passion du paysage, fasse un jour la gloire d’une ville que rien ne rapprochait a priori de la verte Angleterre. C’est une longue histoire.
Highclere House
En 1859, un médecin atteint de tuberculose arrive à Menton pour y finir ses jours « comme une bête des bois blessée, dans un lieu oublié ». Mais, le sort en a décidé autrement : il y retrouve la santé. Or, ce docteur James Henry Bennett n’était pas n’importe qui : Anglais formé aux hôpitaux de Paris (et de surcroit, licencié ès lettres et sciences), il s’était spécialisé en gynécologie, domaine quasi suspect en ce milieu du XIXe siècle, avant de retourner en Angleterre et, reconnu par le Royal College of physicians, de s’installer à Londres où ses multiples activités lui vaudraient une jolie fortune… et une santé défaillante.
Si la découverte des bienfaits du climat méditerranéen ne lui revient pas (Nice accueillait déjà bien des Anglais, à la suite de Boswell et Smolett), le développement de Menton, bourg sans prétentions, de surcroit difficile d’accès, doit beaucoup à l’activité débordante et aux publications du Dr Bennett – et à ses relations. L’arrivée du chemin de fer fera le reste.
Très éclectique, le médecin s’intéresse à la diététique, à l’hygiène, au climat, à l’environnement, autant de domaines qui assureront le succès de la station climatique. Il note la présence de plantes subtropicales et comprend que le cirque de montagnes qui protège la ville des vents s’est garanti les meilleures conditions aux phtisiques, qui affluent alors de toute l’Europe, certes, mais aussi aux nombreuses plantes que ses compatriotes ont pris l’habitude d’importer de leur vaste empire.
Collectionneur lui-même, il ne tarde pas à se créer sur les hauteurs de Menton un jardin de plusieurs hectares que la reine victoria honorera de sa présence. La combinaison de citoyens britanniques fortunés et d’un climat exceptionnel n’allait pas tarder à assurer à la ville une réputation plus durable que la cure aléatoire de la tuberculose.
Menton, ville de moins de 30 000 habitants, ne compte pas moins d’une douzaine de parcs et jardins dont la diversité rend chacun fascinant. Survivant aux riches et illustres propriétaires qui en entouraient les villas qu’ils se faisaient construire, ils représentent un patrimoine d’une extraordinaire variété. J’en retiendrai trois qui m’ont laissé un souvenir ébloui et qui illustrent, chacun à sa manière, la richesse botanique, paysagère et historique des lieux.
Le Val Rahmeh
la propriété achetée en 1905 par Sir Percy Radcliffe, ancien gouverneur de Malte, prendra le nom de son épouse à la mort de celle-ci. Agrandi et garni par ses soins de plantes méditerranéennes son jardin passe, quelque cinquante ans plus tard, aux mains d’une certaine Maybud Campbell, dans la grande tradition de la « miss anglaise ». Excentrique, passionnée de fleurs elle l’augmente encore d’une pièce d’eau avant de le revendre à l’État qui en fera un centre de recherches en flore méditerranéenne, géré par le Muséum national d'Histoire naturelle.
Tout autour de la maison, le jardin déploie ses trésors selon un plan qui, tout didactique qu’il soit, n’en garde pas moins son élégance. On y passe des plantes de milieu tropical forestier et de milieu tropical sec, aux plantes de climat méditerranéen, des plantes magiques et médicinales aux plantes américaines alimentaires, des épices, condiments et aromates aux plantes d’eau. Ce savant agencement semble exercer une sorte de magie : assaillis par les senteurs des roses, jasmins et agrumes, les formes et couleurs des Arécacées, cordylines vertes et rouges, Beaumontia grandiflora et bougainvilliers, l’exotisme des Ficus religiosa et autres Trithrinax, les visiteurs tombent sous le charme, avant même de s’émerveiller des lotus et nymphéas du jardin d’eau, rejoint par une passerelle.
Comment s’étonner que le Val Rahmeh abrite un arbre sacré ? Cet arbre, dont il n’existe plus que quelques spécimens cultivés en serre, c’est le sophora toromiro, autrefois abondant sur l’île de Pâques et matière première des précieuses statuettes qui ont contribué à sa disparition. Un seul arbre survivait encore, en piteux état, dans le cratère d’un volcan, lors de l’expédition de Thor Hayerdhal, en 1955. Il en préleva un rameau porteur de quatre cosses dont les spécialistes du jardin botanique de Göteborg ont obtenu plusieurs arbres. C’est le produit de l’un d’eux qu’ils ont confié à leurs confrères français, le seul à pousser en pleine terre en Europe.
La Serre de la Madone
C’est là peut-être le fleuron des jardins de Menton, marqué au coin du génie de son créateur, Lawrence Johnston. Le Major Johnston n’est pas l’homme que son immense fortune, les obligations mondaines qu’elle entraîne et les extraordinaires collections de plantes qu’elle permet, donnent à penser – sans qu’on en sache beaucoup plus car il se cache derrière ses brillantes créations, s’y abrite, lâchant aux curieux quelques bribes comme la cuillère en or, née de la ruée vers l’or du Klondike, une source de la fortune familiale, ou la blessure qui l’eût laissé pour mort sur un champ de bataille de la Grande Guerre si un de ses camarades ne l’avait reconnu et extrait des cadavres – qu'elles ont déjà tout de la légende.
Mais qu’importe quand, pour devoir être mérité, son jardin nous livre ce qui lui était le plus précieux ? Non qu’il n'eût rien à prouver : Lawrence Johnston était déjà propriétaire d’un jardin très admiré à Hidcote, au Royaume-Uni. Vita Sackville-West qui s’en inspirera à Sissinghurst parle d’une « jungle de beauté » [2] – mais hélas sous un climat qui ne pouvait accommoder maints végétaux de la fabuleuse collection accumulée par le Major et qu’il pourra introduire à son aise dans les denses parterres créés à Serre de la Madone.
Il ne faut pas comprendre le mot serre, comme on pourrait être tenté de le faire ici, dans le sens d'une « orangerie/jardin d’hiver » mais comme une « crête étroite, longue de plusieurs kilomètres », une colline en ancien provençal. [Voir note linguistique à la fin de cet article] Répondant aux goûts du maître, la propriété est retirée, loin du tapage urbain. On s’en approche par une route bordée de cyprès où déjà deux Washingtonia, un Magnolia du Yumen et un Nolina du Mexique annoncent, pour ainsi dire, la couleur...établi sur un terrain accidenté dont les terrasses respectent le style local tout en leur trouvant, le cas échéant, d’autres vocations, le jardin, structuré autour du grand escalier qui aboutit à la maison principale, joue avec les perspectives. Le respect et l’intégration des composantes locales dans ce jardin paysager lui conservent ses oliviers, figuiers, pêchers et sa vigne, tout en le parcourant de tonnelles et de sentes, d’escaliers, ponctués de statues et de bassins. La gestion de l’eau y était remarquablement bien conçue et contribue sans doute, elle aussi, au succès de l’introduction à foison d’une extraordinaire gamme de plantes venues du monde entier et éparpillées aussi bien dans la partie inférieure, cultivée, que dans la partie supérieure, forestière, au sein de plantations préexistantes, bien dans la manière de Johnston.
Le visiteur ne peut que succomber à la féérie de ce jardin en y flânant tout à loisir, humant les essences, se délectant des flambées de couleur, des effets d’ombre et lumière produits par les différents groupes végétaux arrangés au fil des sols : cactées, oxalis répondant aux fougères, protéacées, acacias, camélias… Le major, d’une timidité presque maladive, y fuyait le monde. En contrebas, à Garavan, une toute autre conception du jardin vient lui faire contrepoint.
Le jardin Fontana Rosa
Très construit, véritable antithèse de la Serre, ce jardin, dit « des romanciers », riposte avec une flamboyance toute espagnole à la discrète prodigalité de la tradition anglaise : effacement d’un côté et intensité de l’autre. Romancier, publiciste, activiste et homme politique espagnol, Vicente Blasco-Ibáñez exprimait sans crainte des opinions si mal vues du pouvoir en place qu’elles lui vaudraient la prison et l’exil. Dans le droit fil de son engagement politique, il fut d’abord auteur de romans naturalistes avant d’élargir sa palette au journalisme, au récit de voyage, au roman à succès. Il connaît une gloire internationale avec Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse (1916) et Arènes sanglantes, tous deux adaptés au cinéma.
Porteur de l’héritage valencien de son créateur et dédié aux grands auteurs européens, ce jardin d’inspiration hispano-mauresque comprend de nombreux éléments construits : balustres, fontaines, bassins, colonnades… On y accède par un noble portail surmonté des portraits en céramique de Balzac et Dickens, de part et d’autre de celui de Cervantès, maître des maîtres, génie des lieux. À lui la rotonde ornée de cent illustrations du Don Quichotte tandis que les bustes de Dickens, Flaubert, Hugo, Dostoïevski, Balzac, Zola, Pouchkine s'égaillent parmi les plantations et les allées. Partout la céramique, espagnole ou mentonnaise, souligne les architectures, les pergolas, démarque les zones plantées de rosiers, de fleurs d’oranger… et partout se marie à l’abondante décoration florale comme aux plus imposants Ficus macrophylla, Araucaria, palmiers, bananiers qui l’ombragent. Dans ce jardin conçu pour la douceur de vivre seul (ou pour disserter en compagnie sur des bancs qui s’arrondissent pour faciliter la conversation), Blasco Ibañez venait chercher l’inspiration et la force d’écrire. [3] Comme Johnston, mais longtemps avant lui, il mourra à Menton à la veille de son soixante-et-unième anniversaire.
Ni l’un ni l’autre n’y sont enterrés. Or, il est un autre jardin, à Menton, dont les charmes sont ventés avec autant de lyrisme, voire plus : c’est son jardin des morts, un jardin des mieux fréquentés car ses habitants sont les riches malades que Menton ne sut guérir. Sis sur un promontoire dominant la baie mentonnaise, il s’ouvre sur la Méditerranée, cimetière marin sans l’être… On y voit un gotha hétéroclite
pleurer en granit et en marbre les vies fauchées trop tôt. Pour autant, Aubrey Beardsley, mort en 1898 à l'âge de 25 ans à Menton, s’il en résume la jeunesse, le talent, l’humeur cosmopolite sur fond british dort, lui, dans l’autre cimetière de Menton, à Trabuquet.
[1] Si, aujourd’hui, il n’est plus jamais question que de Capability Brown, il s’agit là d’un surnom qu’on lui avait donné pour assurer à ses clients que leur propriété présentait un potentiel d’amélioration certain. Pour ses nombreux admirateurs, le mot semble avoir résumé l’homme.
[2] “I cannot hope to describe it in words, for indeed it is an impossible thing to reproduce the shape, colour, depth and design of such a garden through the poor medium of prose."
[3] C'est là qu'il écrira Mare Nostrum, roman porté à l'écran par l'Américain Rex Ingram (1926) et l'Espagnol Rafael Gil (1953).
Note linguistique - Jean Leclercq
Ces serres ne sont ni celles de l'aigle, ni celles du jardin botanique ! Elles désignent, dans le sud de la France, « des collines étroites et allongées provenant de la fragmentation d'un plateau en vallées parallèles » (définition du Petit Robert, p. 2330). Le terme, issu du latin, est entré dans la langue française par le provençal ancien. Les géographes l'ont consacré en l'adoptant au XXe siècle. On le retrouve dans l'espagnol sierra qui désigne ces chaînes traversant la péninsule ibérique. De nombreux toponymes du sud de la France en témoignent aussi, tels Serres (en Aveyron), Serre (Hautes-Alpes) et la station de ski de Serre-Chevalier, pour ne citer que ceux-là.
Lectures supplementaires:
Val Rahmeh, an Exotic Botanical Garden on the Côte D’azur