L’article qui suit, qui traite de deux hommes de lettres irlandais, Oscar Wilde et George Bernard Shaw, a été rédigé pour le blog par Colman O’Criodain et traduit par son épouse, Magdalena Chrusciel. Colman, natif de l’Irlande, comme ces deux auteurs, travaille aux Fonds mondial pour la nature (WWF), depuis Nairobi, en tant que manager de la politique globale des espèces sauvages. Colman a vécu en Belgique, Suisse et France. Grand fan de Wilde aussi bien que de Shaw (et de ce dernier en particulier), il consacre son temps libre à la lecture. Passionné de théâtre en général, de cinéma, de musique classique, d’histoire et de la bonne cuisine, il a écrit et publié un livre pour jeune public, The Master’s Book, sous le nom de plume Philip Coleman.
Magdalena, notre contributrice fidèle, a été notre « traductrice du mois » de mars 2013. Elle a grandi à Genève et y a fait des études qu'elle a ensuite poursuivies à l'Université de Varsovie. Revenue en Suisse et diplômée de l'E.T.I. de Genève, elle possède une palette linguistique aussi large qu'originale avec la maîtrise de quatre langues : polonais, russe, français et anglais. Elle est traductrice-jurée et mène également des activités d'enseignement et de formation professionnelle.
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Oscar Wilde, selon son amie Ada Leverson : « Oscar est aussi bien connu que la Banque d'Angleterre, mais un tantinet moins solvable. »
Quand George Bernard Shaw envoie à Winston Churchill des billets pour la première de sa pièce de théâtre Pygmalion, le dramaturge écrit : « Venez avec un ami. Si vous en avez encore. »
Churchill répondit « Impossible d'assister à la première, mais je serai là pour la seconde représentation – s'il y en a une. » [1]
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Il est facile de comprendre pourquoi de nombreux amoureux de la littérature et du théâtre ont tendance à comparer Oscar Wilde [2] et George Bernard Shaw [3]. Un grand nombre de similarités sont évidentes. Tous les deux sont nés à Dublin (Shaw moins de deux ans après Wilde) et ont grandi à une vingtaine de minutes de marche l’un de l’autre. [4] Tous deux sont des géants de la littérature qui ont contribué à définir notre conception de la dramaturgie anglaise de la fin du dix-neuvième siècle et pour ce qui concerne Shaw, des premières années du vingtième. Et tous les deux sont surtout très réputés pour leur esprit incisif.
Certains contrastes sont également frappants. Wilde est mort jeune, à 46 ans et dans le dénuement, tandis que Shaw vécut plus de deux fois plus longtemps et mourut dans un relatif confort après avoir obtenu à la fois le Prix Nobel et l’Academy Award. Par ailleurs, alors que Wilde est maintenant considéré comme un martyr homosexuel, Shaw était un hétérosexuel convaincu, qui était loin d’être un mari fidèle. Il convient aussi de se rappeler que les deux hommes se connaissaient et qu’ils ont entretenu une correspondance régulière, même s’ils ne se voyaient pas fréquemment (leur relation était fondée sur le respect mutuel et leurs vues communes plutôt que sur une affection chaleureuse). Une excellent analyse de cette relation a été effectuée par Eleanor Fitzsimons, auteure de Wilde’s Women.
As yet, Bernard Shaw hasn’t become prominent enough to have any enemies, but none of his friends like him.
Oscar Wilde
Mais le contraste entre les deux hommes est en réalité plus profond que ce que ces derniers éléments nous révèlent. Et dans une certaine mesure, il apparaît plus clairement lorsqu’on se penche sur la vie ultérieure de Shaw.
Le père de Wilde était un chirurgien ophtalmologiste renommé, tandis que sa mère, poétesse ardente et engagée était également très réputée dans la bonne société de Dublin. Ils ont vécu au 1 de Merrion Square, l’une des adresses les plus prisées de la ville (aujourd’hui le Collège américain). Shaw, quant à lui, était le fils d’un fonctionnaire alcoolique devenu grainetier et d’une chanteuse talentueuse mais frustrée. La famille vivait dans une maison beaucoup plus modeste, à Portobello, dans ce qu’on pourrait appeler un dénuement distingué. Wilde fit des études à Oxford tandis que Shaw, autodidacte, dût occuper des emplois subalternes et il lui fallut plus de temps pour devenir un dramaturge à succès.
Sans doute, ces profils contrastés expliquent-ils les différences de tempérament entre les deux hommes qui se reflètent dans leurs œuvres. Les écrits de Wilde révèlent un grand cœur, tandis que ceux de Shaw tirent leur force de leur cynisme. Les comédies de Wilde étincellent d’innocence tandis que les œuvres de Shaw sont presque toujours caustiques. Si les personnages de Wilde adoptent parfois de fausses identités – comme c’est le cas de Jack Worthing dans L’importance d’être constant, qui emprunte le nom de Constant afin de pouvoir déambuler en ville sans montrer le mauvais exemple à sa pupille – c’est avant tout pour pouvoir s’amuser. Dans beaucoup de pièces de Shaw, en revanche, les personnages se trouvent dépouillés de leur identité de manière quasi chirurgicale. Ainsi, Boss Mangan, dans Heartbreak House, se présente tout d’abord comme un capitaine d’industrie aisé, mais il est amené par la suite à avouer qu’il ne possède que très peu de biens personnels, n’agissant qu’à titre de courtier pour le compte d’autres individus, qui vendent ou qui achètent des entreprises.
Pour Wilde, l’écriture des comédies s’acheva avec son emprisonnement et les seuls ouvrages remarquables qu’il écrivit par la suite furent sa fameuse Ballade de la geôle de Reading ainsi que De Profundis, sa lettre de prison à Lord Alfred Douglas. Ces deux œuvres ont en commun le désir de montrer combien l’homme est capable d’empathie et, en particulier dans la Ballade, de profonde compassion.
D’une certaine manière, la compassion est absente de l’œuvre de Shaw et de sa personnalité. Il est vrai qu’il fut beaucoup plus actif politiquement que Wilde, mais si l’on examine son activité dans la Fabian Society, on voit qu’il est poussé par l’idéologie plutôt que par des sentiments charitables. Lorsque la guerre des Boers éclata en 1899 – désormais considérée comme l’une des entreprises les plus irresponsables de l’Empire Britannique, Shaw insista pour que la Society demeure neutre, car il s’agissait d’une question « non-socialiste ». Cela entraîna la démission de Ramsay MacDonald de la Society - il devint par la suite le premier Premier Ministre travailliste.
Dans les années 1920, les opinions politiques de Shaw prirent une tournure assez catastrophique. Il en vint à la conclusion que la dictature était le seul moyen d’assurer sa vision politique, admirant ainsi à la fois Mussolini et Staline. Il défendit ce point de vue tout au long des années 1930 dans les médias britanniques et alla jusqu’à tenir des propos flatteurs sur Hitler. Shaw a également préconisé l’eugénisme et dans un court extrait de film tourné dans les années 1930, on le voit donner son avis sur ce qu’il conviendrait de faire des membres improductifs de la société (on peut deviner quel était son conseil). Ses défenseurs prétendent que beaucoup de ses propos étaient ironiques (un peu dans le style de Modeste Proposition, de Jonathan Swift, auteur satirique irlandais du 17ème siècle, qui soutenait que les enfants pauvres ne devaient pas constituer un fardeau pour leurs parents et qu’au contraire, ils pouvaient être utiles à la société sous forme de nourriture). Cependant, il est difficile de voir sa défense véhémente de Staline, en particulier, autrement que comme une sinistre erreur de parcours. Le mieux qu’on puisse dire de lui c’est qu’il a vécu assez vieux pour devenir un loufoque célèbre.
Les dernières années de Shaw ont aussi vu un déclin de son esprit créatif. La première de Sainte Jeanne eut lieu en 1923 et celle d’Applecart en 1928 (la première pièce étant un chef -d’œuvre à mes yeux, la dernière étant tristement datée). En fait, il consacra beaucoup de son énergie à de nouvelles adaptations théâtrales et cinématographiques de ses premières pièces.
En bref, le drame de Wilde fut d’être mort trop jeune, alors qu’il avait encore beaucoup à offrir. On pourrait penser, au contraire, que le drame de Shaw fut d’avoir vécu trop longtemps.
Notes de la traductrice : Cynique ou caustique, Shaw est un grand maître de la langue, et nous avons profité de cet article pour voir ou revoir, avec un immense plaisir, ses adaptations cinématographiques– Arms and the Man, You Can Never Tell etc. (Coffret BBC DVD - The Bernard Shaw Collection).
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"There is no love sincerer than the love of food”
– cette citation de Shaw figure sur les emballages d’un élégant café populaire de Nairobi.
[1] Churchill et Shaw ont nié tous les deux d’avoir échangé de tels billets.
[2] Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde (1854-1900)
[3] George Bernard Shaw (1856-1950).
[4] 21 Westland Row, le lieu où Wilde est né, est aujourd’hui le siège du Centre Oscar Wilde, à Trinity College, fondé en 1592 par la reine Élizabeth 1re, la seule constituante de l'Université de Dublin, la plus ancienne université d’Irlande.
Lecture supplémentaire :
Les attaches françaises de James Joyce
le 17 mars - Fête de Saint Patrick
Culture Shock: Wilde about Shaw, Shaw Gone Wilde
The Irish Times, December 11, 2015
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