De mars à avril 2016 à New York, un festival intitulé: "Camus: A Stranger in the City," («Camus: Un Etranger dans la Ville») a célébré la visite de l'écrivain 70 ans plus tôt dans la ville. Organisé par l'historien et conservateur de musée Stephen Petrus (1), en conjonction avec la succession de Camus, ce festival comprenait toute une série d'événements culturels dont plusieurs avaient lieu sur les lieux même visités par Camus à New York. Ils incluaient la lecture à Columbia University d'un discours célèbre prononcé à cet endroit même par Camus, intitulé: «The Human Crisis» («La Crise de l'homme») par l'acteur Vigo Mortensen (2); une intervention par la chanteuse/compositrice Patti Smith sur l'influence de Camus pendant ses années d'étudiante au Graduate Center de la City University of New York; une discussion réunissant l'écrivain new yorkais Adam Gopnik, et l'historien Robert Zaretsky à la New York Public Library. Au Bowery Poetry Club, une pièce en un acte basée sur le roman de Camus La Chute (1956) fut présentée par l'acteur Ronald Guttman, tandis qu'une sélection des écrits de Camus sur New York y était lue un peu plus tard
par Mr. Petrus et le chanteur Eric Andersen. Côté musical, au National Sawdust à Brooklyn, Andersen présenta des chansons de son album « Shadow and Light of Albert Camus » et le pianiste et compositeur de jazz Ben Sidran joua des morceaux de son album « Blue Camus », ainsi qu'une chanson inspirée par le fameux essai philosophique Le Mythe de Sisyphe (1942).
Quand Camus débarqua à New York en mars 1946 pour fêter la publication américaine de son roman The Stranger (L'Etranger) (4), il arrivait d'une Europe encore ravagée par les séquelles de la Deuxième Guerre Mondiale. Il était précédé de sa réputation comme figure héroïque de la Résistance, car il avait été rédacteur du journal clandestin Combat pendant la guerre. Il était aussi reconnu comme le représentant d'une nouvelle manière de penser, commentée un mois plus tôt par Hannah Arendt dans un article avec Jean Paul Sartre, intitulé: « Qu'est-ce que cette philosophie qu'on appelle existentialisme »? Le New York Herald Tribune le proclamait « comme l'écrivain le plus audacieux en France aujourd'hui », tandis que Vogue publiait de lui un portrait captivant, photographié par Cecil Beaton. Les Américains étaient totalement séduits par le "glamour» de Camus, prenant à tort cet enfant d'ouvrier né en Algérie pour le nec plus ultra de la sophistication française (5).
Mais l'effet de séduction ne semble pas avoir été complétement réciproque, car Camus, qui ne retourna jamais à New York, se rappellera plus tard les trois mois passés dans cette ville avec un mélange d'admiration et de perplexité. Il est frappé par l'abondance matérielle visible autour de lui, en contraste radical avec les graves privations qui régnaient encore dans la France d'après-guerre. Après avoir visité Times Square, il écrit dans son journal: « Le soir, traversant Broadway en taxi, las et fiévreux, je suis littéralement abasourdi par le déluge de lumières». Il est aussi stupéfié par un panneau publicitaire de 50 pieds pour Camel montrant un GI en train de fumer une cigarette : «de la vraie fumée », s'émerveille-t-il dans son journal. (6)
« J'ai mes idées sur d'autres villes, mais à propos de New York, je n'ai gardé que d'intenses et passagères émotions », écrit-il en 1947. Je ne sais toujours rien sur NY, ni si on évolue là-bas au milieu d'un monde de fous ou parmi les gens les plus raisonnables du monde».
A New York, Camus fait le tour des soirées littéraires, et visite aussi Chinatown, Coney Island, Harlem. Il est fasciné par le quartier misérable des Bowery avec ses rangées de vitrines de robes de mariée immaculées juxtaposées à des bouges sordides comme Sammy's Bowery Follies, ce qui lui inspire cette réflexion: « Un Européen a envie de dire: finalement, la réalité ». (7)
Il prend un intérêt bizarre pour les pompes funèbres avec leur message allègre, qu'il résume ainsi: "Vous mourez, on fera le reste" et achète même des magazines spécialisés pour pompes funèbres, dont l'un intitulé «Sunnyside» («Le Côté Ensoleillé»).
Camus était de toute évidence doté d'un sens de l'humour qui étonnait parfois ceux qui étaient convaincus de la sombre gravité de l'existentialisme. A une remarque que lui faisait un journaliste du New Yorker's à ce propos, Camus répondit: «Ce n'est pas parce qu'on a des idées pessimistes qu'on doit agir de manière pessimiste. Il faut passer le temps malgré tout. Regardez Don Juan.»
Robert Zaretsky souligne que montrer Camus comme quelqu'un de constamment préoccupé par des thèmes sérieux nuit gravement à sa mémoire. A New York, souligne-t-il, « Camus fit ce qu'il faisait couramment à Paris: boire, danser, et séduire les femmes».
La modernité de Camus et de sa conception de l'absurde pourraient être aussi résumées par une remarque du musicien Ben Sidran, qui souligne ses « points d'intersection » avec le jazz: « L'idée d'être ouvert à l'inattendu, de triompher sur l'absurdité et le chaos en étant soi-même dans l'instant – a toujours été un précepte du jazz ».
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Adapté par la professeur Michele Druon de l'article : "Albert Camus, Stranger in a Strange Land: New York", de Jennifer Schuessler, New York Times, 24 Mars 2016; Une version de cet article a paru le 25 mars 2016 en page C17 de l'édition new yorkaise, avec le titre: «Albert Camus, The Talk of the Town »)
Notes :
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Stephen Petrus précise que la mission de ce festival est "de stimuler la conversation en examinant les idées [de Camus] sur la liberté, la responsabilité et l'engagement civique»
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2. Cette version anglaise du discours de Camus est une nouvelle traduction basée sur un manuscrit dactylographié longtemps perdu et retrouvé dans la bibliothèque Beinecke Rare Book & Manuscript à Yale par la chercheuse Alice Kaplan.
Un incident mélodramatique amusa beaucoup Camus pendant ce discours qui avait attiré à l'université de Columbia plus de 1500 personnes: on avait volé la quête faite pour les orphelins français durant la séance, mais une seconde quête rapporta en fait beaucoup plus d'argent. A.J Liebling du New Yorker rapporte plus tard à ce propos que l'incident, mêlé de gangstérisme, avait ravi Camus, qui y voyait « l'Amérique de ses rêves ».
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Alice Kaplan souligne aussi que Camus a diffusé la pensée existentialiste en Amérique « de manière beaucoup plus directe que Sartre », qui y était pourtant venu l'année précédente en tant que correspondant de Combat. « Camus détestait l'étiquette "existentialiste", ajoute-t-elle, « mais il n'y pouvait pas grand-chose »
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La publication française de L'Etranger date de 1942, la même année que Le Mythe de Sisyphe. La version anglaise (1946) avait été traduite par un auteur britannique, Stuart Gilbert, et fera autorité pendant les 30 années suivantes.
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Camus était d'ailleurs très conscient de sa popularité en Amérique, car il écrit dans une lettre à son éditeur : « Vous savez, je peux avoir un contrat pour un film quand je veux ».
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Il fut nettement moins impressionné par les cravates américaines: « Il faut le voir pour le croire. Un tel mauvais goût est carrément inimaginable.»
- Pendant son voyage en Amérique, Camus visita aussi Philadelphie, Montréal et Boston où il donna des conférences dans les universités, mais il resta pour la plupart du temps à New York, qu'il quitta en juin 1946.
Lecture supplémentaire :
Camus, de Saint-Exupéry et Genet - toujours populaires dans le monde anglo-saxon
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