On connaît la blague de la sardine qui a bouché le port de Marseille. Mais une autre histoire, vraie celle-là, nous vient d'un autre grand port européen : Saint-Pétersbourg, ex-capitale de l'empire russe. [1] L'histoire est celle d'un petit poisson, la koryuschka, (Osmenus eperlanus [2] ; КОРЮШКА, en russe) bref, l'éperlan, qui en est le héros.
À Saint-Pétersbourg, ce ne sont pas les hirondelles ou les cygnes, mais une odeur de concombre frais flottant dans l'air qui annonce l'arrivée du printemps. Cette senteur, c'est celle de l'éperlan, un petit poisson odoriférant qui est bien plus qu'une simple spécialité culinaire locale. Il semble qu'il joua un rôle décisif dans la fondation de la ville au 18e siècle et que, plus près de nous, il contribua à sauver ses habitants de la famine pendant le siège de la ville (du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944), l'un des plus longs (872 jours) et des plus meurtriers (1,8 million de victimes) de toute l'histoire.
Ces éperlans vivent la plupart du temps en mer, au large de Saint-Pétersbourg. Lorsque les eaux se réchauffent, ils s'attroupent à l'embouchure de la Néva, le fleuve qui arrose la ville. Comme la koryuschka n'est pêchée que la nuit et de la mi-avril à la mi-mai, les gens du cru et les touristes ne disposent que d'un mois pour s'en régaler !
Selon une légende locale, l'éperlan a compté dans la décision prise en 1703 par l'empereur Pierre le Grand d'installer sa capitale à cet endroit. Il aurait estimé que la présence de ces bancs d'éperlans à proximité de la ville éviterait à ses habitants de mourir de faim. Le terrible siège de la ville pendant la Seconde guerre mondiale devait lui donner raison.
Mais, revenons à ces deux faits historiques. En implantant sa nouvelle capitale sur les bords du golfe de Finlande, Pierre 1er de Russie, Pierre le Grand, veut « ouvrir une fenêtre sur l'Europe ». Il est animé d'une volonté farouche de moderniser son pays et d'en faire une grande nation commerçante et maritime. Il jette son dévolu sur le pire endroit qui soit pour y bâtir une ville : une zone marécageuse et désolée qu'il va falloir drainer et assécher, et où l'on devra enfoncer des dizaines de milliers de pilots pour y édifier de somptueux bâtiments, en amenant des pierres de partout. Mais, l'endroit est stratégiquement bien placé. Il se trouve à l'embouchure d'un fleuve, la Néva, qui communique avec l'immense lac Ladoga. En outre, 101 îles protègent la ville du grand rival et adversaire suédois vis-à-vis duquel Pierre entend imposer la présence russe. Du reste, c'est sur l'Île aux Lièvres qu'il installe la forteresse Pierre-et-Paul, et sur une autre île que l'on aménagera plus tard le port militaire de Kronstadt, arsenal de la marine russe. Il se peut que Pierre ait songé à la ressource halieutique que constituent les éperlans, mais cela n'a certainement pas été la principale préoccupation du grand souverain.
Lorsqu'il déclare la guerre à l'Union soviétique, le 21 juin 1941, Hitler entend venir à bout de son adversaire en l'affamant et, fidèle en cela aux idées de Jomini [3], en s'emparant des grandes villes, surtout de celles qui furent successivement les capitales du pays : Kiev, Moscou et Léningrad. Il réussit à s'emparer du grenier à blé ukrainien et de la ville de Kiev, mais il échoue devant Moscou et Léningrad. La campagne avait pourtant bien débuté. Les forces d'invasion progressent rapidement vers Moscou et Léningrad. [4] Comme les Finlandais ont repris les armes au côté des Allemands, la ville de Léningrad est vite encerclée (18 septembre 1941). Avant cela, on a évacué des femmes et des enfants ainsi qu'un grand nombre d'œuvres d'art, pour les mettre en sécurité à l'arrière. On pose une voie ferrée sur la glace du lac Ladoga pour maintenir un cordon ombilical avec le reste du pays. Lorsqu'il n'est plus possible de recevoir par ce moyen des vivres et des munitions, les seuls approvisionnements viennent par la voie aérienne. La situation alimentaire de la ville devient vite catastrophique. On meurt de faim et de froid. Pourtant, Hitler a méconnu l'extraordinaire capacité du peuple russe d'endurer et de résister. Les usines tournent à plein régime, les bibliothèques et les théâtres font salle comble. On enterre les morts, et aussi les statues, pour les protéger des bombes. Les défenseurs de la ville sont prioritaires dans la distribution du peu de ravitaillement disponible. On se dispute les épluchures de légumes, les animaux domestiques ont tous été mangés depuis longtemps. La mer reste la seule source de protéines et l'on pêche tout ce que l'on trouve. L'afflux des éperlans, au début du printemps est une véritable manne qui améliore l'ordinaire. Mais elle ne dure que pendant un mois et, si elle soulage un moment la pénurie, elle ne suffit certainement pas à sauver la population de la famine. Un million de civils mourront pendant le siège.
La légende est jolie, la réalité l'est un peu moins. De nos jours, la surpêche a considérablement réduit la ressource et l'éperlan a modifié son parcours migratoire. Mais, il en reste assez pour qu'après les rigueurs de l'hiver, les fritures de koryushka réjouissent les habitants de la « Palmyre du Nord » et c'est tant mieux !
D'après un article d'Irina Sedunova, paru dans BBC Travel, le 6 septembre 2019.
Jean Leclercq
[1] Saint-Pétersbourg a changé trois fois de nom au cours du XXe siècle. En août 1914, le sentiment anti-allemand est si vif qu'on russifie le toponyme en Pétrograd (la ville de Pierre), lui-même transformé en Léningrad, après la mort de Lénine, en 1924. Mais, après l'effondrement de l'Union soviétique et à la suite d'un référendum, la ville reprend le nom de Saint-Pétersbourg, en 1991. Mais, qu'importe, les Pétersbourgeois l'ont toujours familièrement appelée « Piter ».
[2] Osmerus (smelt, en anglais ; éperlan, en français) est un genre de poisson marin voisin du saumon, bien que plus petit. Il mesure de 7 à 15 cm. On distingue deux espèces : Osmerus mordax, ou éperlan arc-en-ciel, qui vit en Amérique du Nord ; et Osmerus eperlanus ou éperlan d'Europe. Les uns et les autres vivent en mer, mais remontent les cours d'eau pour frayer. C 'est notamment le cas de l'éperlan de la Baltique qui, au printemps, s'engage dans l'embouchure de la Néva, pour la plus grande joie des habitants de Saint-Pétersbourg.
[3] Antoine Henri, baron de Jomini (1779-1869) est un historien et un stratège suisse. Autodidacte, il est découvert, en 1803, par le maréchal Ney qui l'attache à son état-major et l'aide à publier ses travaux. On lui doit notamment un Précis de l'art de la guerre dans lequel il insiste sur la nécessité de prendre des villes et d'occuper le plus de territoire ennemi possible. Dans toute l'Europe, on l'a considéré comme le maître de la stratégie, au même titre que son contemporain, Carl von Clausewitz.
[4] On a demandé à Napoléon pour quelle raison, après avoir franchi le Niémen près de Kaunas, il n'avait pas marché sur Saint-Pétersbourg, plutôt que sur Moscou. L'Empereur aurait répondu : « Je ne voulais pas viser la tête, mais atteindre le cœur ! ».
le 8 septembre 1941 : le commencement du siège extrait vidéo ( 2:43 minutes), en anglais |
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