Dans leurs ouvrages, plausibles et prémonitoires, ils ont exploré les thèmes de la survie, de l'isolement, de la solidarité et de l'amour. L'article qui suit, redigé par Jane Ciabattari, nous parle de ces romans qui nous disent : « Nous l'avons vécu et nous avons survécu. » L'article a paru en anglais sur le site de la BBC, sous le titre "The plague writers who predicted today", le 14 avril 2020. Nous le republions ici avec l'autorisation aimable de la BBC et de son auteure. (Les photos ici ne faisaient pas partie de la version anglaise.)
Jane Ciabattari, auteur de nouvelles réputée (Stealing the Fire, California Tales), collabore régulièrement à BBC Culture et Lit Hub. Elle est vice-présidente et ex-présidente du National Book Critics Circle. Ses critiques culturelles paraissent dans le New York Times Book Review, le Boston Globe, le Washington Post, le Paris Review, le Los Angeles Times, Bookforum, Poets & Writers, National Public Radio ainsi que d'autres publications.
Le texte a été traduit par Nadine Gassie, qui, avec sa fille, a été notre « Linguiste du mois d'avril 2017 ». Nous lui remercions vivement pour cette traduction. |
En ces temps d'incertitude − d'étrangeté, en fait −, alors que nous augmentons notre isolement social pour « aplatir la courbe », la littérature plus que jamais nous offre compagnie et réconfort, soulagement et évasion. Mais l'on constate aussi un regain d'intérêt pour la fiction « pandémique » : il semblerait que l'on se tourne vers ces romans comme vers des guides pour aborder la situation d'aujourd'hui. Beaucoup d'entre eux, en effet, nous présentent une progression chronologique réaliste, des premiers signes aux pires moments, jusqu'au retour à la « normalité ». Ils nous montrent que nous l'avons déjà vécu. Et que nous avons survécu.
Journal of the Plague Year (Le Journal de l'Année de la Peste) de Daniel Defoe (1722), qui relate l'épidémie de peste bubonique de 1665 à Londres, donne une description sinistre des événements qui n'est pas sans rappeler nos propres réponses au choc initial et à la propagation rapide du nouveau virus.
|
|
Daniel Defoe |
Defoe commence son récit en septembre 1664, au moment où circulent des rumeurs sur le retour de la « pestilence » en Hollande. Survient ensuite, en décembre, le premier cas de mort suspecte à Londres, et, avec le printemps, l'augmentation inquiétante des avis de décès publiés par les paroisses. En juillet, la ville de Londres impose de nouvelles règles − des règles qui nous sont devenues familières avec notre confinement de 2020 − comme celle-ci : « que tous les banquets publics, organisés notamment par les confréries de cette ville, de même que les dîners dans les tavernes, maisons de bière et autres lieux de divertissement, soient suspendus jusqu'à nouvel ordre et autorisation... »
« Rien ne fut plus fatal aux habitants de notre ville, écrit Defoe, que la passive négligence des gens eux-mêmes qui, durant le long préavis, ou avertissement qu'ils eurent de la prochaine visite de la maladie, ne s'y sont pas préparés en constituant des réserves de provisions, ou tout autre denrée de première nécessité, par lesquelles ils auraient pu vivre retirés en leurs propres maisons comme d'autres, ainsi que j'ai pu le constater, le firent, et qui furent dans une grande mesure préservés par leur prévoyance... »
En août, écrit Defoe, la peste est « très violente et terrible » ; début septembre, elle atteint son paroxysme, avec « des familles entières, et même des rues entières de familles... toutes ensemble emportées ». En décembre, « la contagion étant épuisée, et le temps hivernal s'établissant rapidement, l'air était clair et froid, avec de fortes gelées... et la plupart de ceux qui étaient tombés malades se rétablirent et la santé commença à revenir dans la ville. » Quand enfin les rues se repeuplèrent, « les gens allaient au long des rues remerciant Dieu de leur délivrance ».
Le récit « pandémique » est une aubaine pour des romanciers réalistes tels que Defoe, et plus tard Albert Camus : car, qu'est-ce qui peut produire un effet plus dramatique que la prise d'un cliché instantané d'une épidémie de peste, lorsque les tensions et les émotions sont à leur comble et que prédomine l'instinct de survie ?
Albert Camus |
La Peste d'Albert Camus regorge de parallèles avec la crise actuelle.
Dans La Peste de Camus, c'est la ville d'Oran, en Algérie, qui se trouve confinée pendant des mois alors que la peste décime sa population (comme cela s'est produit à Oran au 19e siècle). Le roman regorge également de parallèles avec la crise actuelle. Les dirigeants locaux hésitent d'abord à reconnaître les premiers signes de la maladie dans les cadavres de rats pesteux qui jonchent les rues. « Les pères de notre ville sont-ils conscients que les corps en décomposition de ces rongeurs constituent un grave danger pour la population ? » interroge un chroniqueur dans le journal local. Le narrateur du livre, le Dr Bernard Rieux, est le reflet de l'héroïsme discret des professions médicales : « Je n'ai aucune idée de ce qui m'attend ni de ce qui adviendra lorsque tout ceci se terminera. Mais pour le moment, voici ce que je sais : il y a des malades et ils ont besoin d'être soignés », dit-il. Et, à la fin, la leçon apprise par les survivants de la peste est la suivante : « Ils savaient maintenant que s'il est une chose qu'on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine. »
Plus près de nous, faisant plus de cinquante millions de victimes dans le sillage des dix millions de morts de la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole de 1918 a remodelé le monde.[1] Mais les événements encore plus dramatiques de la Grande Guerre, qui ont inspiré d'innombrables romans, éclipsèrent l'impact mondial dramatique de cette épidémie. Alors qu'aujourd'hui nous pratiquons la « distanciation sociale » et que les populations confinées du monde entier se replient sur elles-mêmes, la description de la dévastation causée par la grippe espagnole que donne Katherine Anne Porter dans son roman Pale Horse, Pale Rider (Cavalier d'ombre, 1939, traduction française Marcelle Sibon) a des accents familiers : « La situation ne pourrait être pire... Tous les théâtres et presque tous les magasins et restaurants sont fermés, et les rues ont été pleines d'enterrements toute la journée et d'ambulances toute la nuit », raconte son ami Adam à l'héroïne Miranda, hospitalisée pour cause de grippe.
Porter décrit les fièvres et les médicaments de Miranda, ses longues semaines de maladie et de convalescence, avant son réveil dans un nouveau monde remodelé par les pertes causées par la grippe et par la guerre. K. Porter elle-même a failli mourir de la grippe. « Cela m'a, d'une manière étrange, transformée, a-t-elle confié à The Paris Review dans une interview de 1963. Il m'a fallu beaucoup de temps pour sortir à nouveau et vivre dans le monde. J'étais vraiment « aliénée » au sens propre du terme [rendre étranger à soi-même]. »
On ne peut plus plausible
Encore plus près de nous, les épidémies du 21e siècle − Sras en 2002, Mers en 2012, Ebola en 2014 − ont inspiré des romans sur la désolation et l'effondrement post-épidémie, les villes désertées et les paysages dévastés.
The Year of the Flood (Le Temps du déluge) de Margaret Atwood (2009) nous plonge dans un monde post-pandémique où l'espèce humaine est presque éteinte, la majeure partie de la population ayant été anéantie vingt-cinq ans plus tôt par le « Déluge des Airs », un fléau virulent qui « ayant voyagé dans les airs comme à tire d'ailes, a ravagé les villes comme un incendie ».
Margaret Ashwood |
Dans son roman Le Temps du déluge (2009), Margaret Atwood envisage un monde dévasté par un virus.
Atwood saisit l'extrême isolement ressenti par les quelques survivants. Toby scrute l'horizon depuis son jardin de subsistance installé sur le toit d'une station thermale désertée. « Il doit bien rester quelqu'un d'autre... elle ne peut pas être la seule survivante sur la planète. Il doit y en avoir d'autres. Mais, amis ou ennemis ? Si elle en voit un, comment savoir ? » Ren, quant à elle, n'arrête pas d'écrire son nom. « On peut finir par oublier qui l'on est si l'on reste seul trop longtemps. »
Grâce à des flashbacks, M. Atwood explique comment l'équilibre entre les mondes naturel et humain a été détruit par la bio-ingénierie financée par les grandes entreprises mondialisées et comment des militants comme Toby ont riposté. Toujours à l'affût des dangers de la science, M. Atwood fonde son récit sur des prémisses on ne peut plus plausibles, faisant du Temps du Déluge une œuvre visionnaire et terrifiante.
Ce qui rend la fiction « pandémique » si attrayante, c'est que les humains y sont unis dans la lutte contre un ennemi qui n'est pas humain. Il n'y a pas de « bons » et de « méchants » : la situation est plus nuancée que ça. Tous les personnages ont une chance de survie égale. L'éventail des réponses individuelles à des situations extrêmes donne du grain à moudre captivant au romancier comme à son lecteur.
Dans le roman Severance de Ling Ma (2018), que son auteur a décrit comme un « roman de bureau apocalyptique », avec une histoire d'immigration en arrière-plan, la narratrice, Candace Chen, est une fille du 21e siècle, salariée d'une maison d'édition spécialisée dans la Bible, et blogueuse. Elle fait partie des neuf survivants qui fuient la ville de New York pendant la pandémie fictive de « fièvre Shen » de 2011. Ling Ma décrit la ville après que « son infrastructure s'était... effondrée, Internet avait sombré dans un gouffre et le réseau électrique avait été coupé. »
Candace se joint à une expédition en voiture vers un centre commercial d'une banlieue de Chicago où le groupe prévoit de s'installer. Ils voyagent à travers un paysage habité par les « fiévreux », qui sont des « créatures d'habitude, mimant leurs gestes anciens et routiniers » jusqu'à la mort. Les survivants sont-ils immunisés « au hasard » ? Ou bien « sélectionnés » par décision divine ? Candace découvre que la contrepartie à la sécurité du plus grand nombre est la stricte allégeance aux règles religieuses établies par leur chef, Bob, un ex-technicien informatique despotique. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'elle se rebelle.
Notre situation actuelle n'a bien sûr rien d'aussi extrême que celle envisagée dans Severance. Ling Ma explore un scénario du pire auquel, heureusement, nous ne sommes pas confrontés. Dans son roman, elle examine ce qu'il advient dans son monde imaginaire après la fin de la pandémie. Après le pire, qui est chargé de reconstruire une communauté, une culture ? Parmi un groupe aléatoire de survivants, questionne le roman, qui décide de qui détient le pouvoir ? Qui établit les principes de la pratique religieuse ? Comment les individus conservent-ils leur libre arbitre ?
Emily St. John Mandel |
Le roman d'Emily St John Mandel Station Eleven (2014) s'intéresse à la façon dont le monde se reconstruit après le passage foudroyant d'un virus.
La trame narrative du roman Station Eleven d'Emily St John Mandel (2014 ; traduction française Gérard De Chergé, 2016) se déploie avant, pendant et après qu'une grippe férocement contagieuse, originaire de la République de Géorgie, « a explosé comme une bombe à neutrons à la surface de la terre », anéantissant 99% de la population mondiale. La pandémie commence la nuit où un acteur jouant le roi Lear a une crise cardiaque sur scène. Sa femme est auteur de bandes dessinées de science-fiction, situées sur une planète appelée Station Eleven. On la retrouve vingt ans plus tard, avec une troupe d'acteurs et de musiciens itinérants traversant « un archipel de petites villes », interprétant Le Roi Lear et Le Songe d'une nuit d'été dans des centres commerciaux abandonnés. Station Eleven résonne d'échos des Contes de Canterbury de Chaucer, le cycle de contes irrévérencieux emblématiques du 14e siècle, sur fond de peste noire.
Qu'est-ce qui décide de l'art ? Et qui ? s'interroge E. Mandel. La culture des célébrités importe-t-elle ? Comment reconstruirons-nous après l'assaut du virus invisible ? Comment l'art et la culture en seront-ils transformés ? Il ne fait aucun doute que des romans sur la vie au temps du coronavirus sont en cours de rédaction. Comment nos conteurs décriront-ils cette pandémie dans les années à venir ? Comment raconteront-ils le surgissement de l'esprit d'entraide, les innombrables héros parmi nous ? Ce sont là des questions à méditer alors que nous augmentons notre temps de lecture et que nous nous préparons à l'émergence d'un nouveau monde.
[1] Il y a 100 ans - la pandémie grippale
Lecture supplémentaire :
Comments