Il y a quatre ans, nous avons publié un article sur Le-mot-juste-en-anglais.com intitulé “Il y a cent ans...” (https://bit.ly/2Wlq0ur), qui traitait de l'accord fait en 1916 entre un colonel anglais de 37 ans, Sir Tatton Benvenuto Mark Sykes, et un Français de 46-ans, François Georges-Picot, un accord qui a décide du sort du monde arabe.
Dans cet article nous avons également fait allusion à la Conférence de la Paix de Paris, dite aussi de Versailles, à laquelle assistait en tant que membre de la délégation britannique, Mark Sykes, qui logeait à l'Hôtel Lotti, Paris pendant la Conference. C'est dans une chambre de cet hôtel qu'il mourut, victime de la pandémie de grippe (qui avait débuté en janvier 1918 et devait durer jusqu'à la fin de 1920). La pandémie, causée par le virus aviaire H1N1, infecta 500 millions de personnes dans le monde, s'étendant jusqu'aux lointaines îles du Pacifique et à l'Arctique, occasionnant entre 50 et 100 millions de décès (de 3 à 5% de la population du monde, à l'époque), ce qui en fait la catastrophe naturelle la plus meurtrière de l'histoire de l'humanité. Dix fois plus d'Américains en moururent que dans les combats de la Première Guerre mondiale. L'âge moyen des Américains diminua de 10%. On l'appela la grippe espagnole [3] bien qu'elle soit partie d'un volatile, en France.
Pour recapituler l'article mentionné ci-dessus, c'etait le 16 mai 1916 quand Sykes et Georges-Picot, traçaient une ligne sur une carte. Il s'agissait de définir les sphères d'influence et de pouvoir que l'on se proposait d'instituer au Proche-Orient, en prévision de la défaite prochaine de l'Empire ottoman face à la Triple Entente [1]. La ligne tracée par Sykes et Picot définissait les frontières de l'Irak et de la Syrie, ces territoires tombant, le premier, dans la sphère d'influence britannique et, le second, dans la sphère d'influence française. Cette division est considérée comme un tournant dans les relations entre l'Occident et le monde arabe et, depuis lors, a façonné le Proche-Orient.
L'accord Sykes-Picot, officiellement appelé Accord sur l'Asie Mineure, a été rendu public le 16 mai 1916. La presse de grande diffusion épiloguera abondamment sur ce centième anniversaire [2] et LMJ s'est attachait à certaines suites assez méconnues de cet accord, intéressant plus précisément la personne de Mark Sykes.
En 1919, les forces alliées ayant gagné la guerre un an plus tôt et l'Empire ottoman se trouvant dans le camp des vaincus, les puissances coloniales se disposaient à s'en partager les dépouilles. L'occasion leur en fut donnée lors de la conférence qui se tint à Paris, avec la participation de 32 pays et nationalités. Ce fut la Conférence de la Paix de Versailles, lieu où se tinrent les séances.
Les « Quatre Grands » qui y prirent part étaient le Premier Ministre du Royaume-Uni, David Lloyd George; le Président des États-Unis d'Amérique, Woodrow Wilson [4] ; le Président du Conseil français, Georges Clemenceau, et le Président du Conseil des ministres d'Italie, Vittorio Emanuele Orlando.
Le corps de Sykes fut ramené à Sledmere House (en Angleterre) et enterré dans le cimetière de l'église anglicane de St. Mary dans le Yorkshire (bien que Sykes fût catholique). En 2008, on décida d'exhumer ses restes, étant donné qu'ils reposaient dans un cercueil de plomb (dont on sait qu'il ralentit la dégradation des tissus mous) et que l'on supposait qu'ils seraient suffisamment bien conservés pour permettre de recueillir des échantillons du virus. Cette macabre entreprise contribuerait peut-être à mieux lutter contre de futures épidémies de grippe espagnole.
Pour percer l'énigme qu'ils cherchaient à résoudre les scientifiques devaient comprendre le mécanisme par lequel la grippe espagnole tuait ceux qu'elle infectait. En effet, ce pouvait être une infection virale mortelle, une infection associant virus et bactérie, ou une « tempête de cytokine » – lorsque le virus déclenche une hyper-réaction du système immunitaire, conduisant l'organisme à s'attaquer lui-même. À l'époque, on ne possédait que cinq échantillons utilisables du virus H1N1 dans le monde, aucun ne provenant d'un corps bien conservé dans un cercueil de plomb.
Tandis que des prières étaient dites au cours d'un service solennel, en septembre 2008, la tombe de l'aristocrate britannique fut ouverte et des échantillons de ses restes prélevés, placés dans de l'azote liquide, et envoyés dans un laboratoire.
En étant l'un des deux artisans de l'accord Sykes-Picot, Sir Frank a marqué de son empreinte l'histoire, la géographie et la politique de la région. Ces deux noms ont laissé un souvenir amer chez ceux qui, au Proche-Orient, voient dans leur accord un acte de colonialisme commis au détriment du monde arabe. Ceux qui avaient peut-être espéré qu'à titre posthume Sykes redorerait son blason en livrant au monde des échantillons nécropsiques qui permettraient de sauver des millions de vies humaines en contribuant à éviter une nouvelle épidémie, n'ont pas vu leur souhait se réaliser car le cercueil était défoncé et les restes en très mauvais état.
Quant à François Georges-Picot, le grand oncle de Valéry Giscard d'Estaing et le grand-père de l'actrice Olga Georges-Picot [5], il poursuivit une belle carrière diplomatique [6]. Georges-Picot mourut à l'âge de 80 ans. Il vécut donc deux fois plus longtemps que Sykes. Sa tombe est restée intacte, nul n'est venu troubler son sommeil. On ne lui connaît pas d'autre contribution à l'édification du monde qu'il a laissé derrière lui.
Jonathan Goldberg & Jean Leclercq
[1] La Triple Entente était l'accord qui liait l'Empire russe, la Troisième République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande après la signature de l'Entente anglo-russe, le 31 août 1907. Face à la Triple Entente, s'édifia la Triple Alliance (ou Triplice), réunissant l'empire allemand, l'empire austro-hongrois et le royaume d'Italie. La rivalité entre ces deux blocs allait aboutir à la guerre de 1914-1918.
[2] Voir, par exemple : Quand Paris et Londres redessinaient le Moyen-Orient à leur guise, LesEchos.fr 9/05/2016.
[3] Pour entretenir le moral des populations, les censeurs du temps de guerre minimisèrent les premières nouvelles des ravages de la maladie en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis; mais en Espagne, pays neutre, les journaux étaient libres de rendre compte des effets de l'épidémie (notamment de la grave maladie du roi Alphonse XIII), donnant à tort l'impression que le pays était particulièrement touché et valant à la maladie le surnom de grippe espagnole. En Espagne, on adopta un surnom différent, le « Soldat de Naples » (el Soldado de Nápoles), d'après une opérette (zarzuela) intitulée « La chanson de l'oubli » (La canción del olvido ) lancée à Madrid pendant la première vague épidémique. L'un des librettistes, Federico Romero, dit avec esprit que l'air le plus populaire, « Le soldat de Naples » était aussi contagieux que la grippe !
[4] Après avoir d'abord dissimulé la pandémie de grippe, le Président Woodrow Wilson fut à son tour atteint par la maladie, en 1919.
[5] Elle joua dans « Le Chacal », un film de fiction inspiré d'un attentat contre le général de Gaulle.
[6] Haut-Commissaire en Palestine et en Syrie de 1917 à 1919, Ministre plénipotentiaire en 1919, Haut-Commissaire de la République en Bulgarie en 1920, et ambassadeur de France en Argentine.
Lectures complémentaires :
Why was it called the "Spanish flu"?
History, 15 January 2015
Sykes-Picot and its aftermath
The Economist, 14 May 2016
Paris 1919: Six Months That Changed the World
Margaret MacMillan, Random House, 2003
Could Different Borders Have Saved the Middle East?
New York Times, May 14, 2016
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