En 1959, alors étudiant en droit, notre fidèle collaborateur Jean Leclercq, a fait un voyage d’étude en Union soviétique. Il nous livre quelques impressions du Moscou de l’époque, une capitale très différente de ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
« Mockba !, Mockba ! », la convoyeuse frappe à la porte du compartiment. Depuis quelque temps, un décor plus urbain a remplacé le lancinant défilé des bouleaux et des résineux. Bientôt, notre groupe arrivera à Moscou, gare de Biélorussie, terme d’un long périple. Nous sommes en août 1959 et, à l’époque, aller en URSS n’est pas banal. C’est d’abord l’interminable trajet, d’un trait, de Paris-Est à Varsovie, via Prague, soit deux nuits consécutives sans couchettes. Puis, après quelques jours de répit dans la capitale polonaise, le train encore jusqu’à Brest-Litovsk, gare-frontière de l’Union soviétique. Là, changement de train, écartement des voies oblige. Mais aussi, changement de monde. En Pologne, on se sentait encore en Occident. Une fois le Bug franchi, on pénètre dans un pays immense, mystérieux, voire mystique jusque dans son matérialisme ! Le train russe étonne par ses dimensions généreuses. La locomotive et les voitures paraissent énormes, à la mesure du pays. Première surprise : il existe deux classes qui disent carrément leur nom : le « doux » (MЯГKИЙ) et le « dur » (ЖECTKИЙ) [1]. C’est le sujet de la première question posée à Sacha, le guide, accouru à notre rencontre. Comment peut-il exister deux classes de confort dans une société où les classes sociales sont abolies ? Réponse embarrassée, mais où perce une lueur d’espoir : un jour viendra où il n’y en aura plus qu’une ! Aujourd’hui, heureusement, nous avons le « doux ».
Sur le quai de la gare de Biélorussie, une musique militaire joue des marches entraînantes. Serait-ce pour nous ? Non, c’est pour accueillir les hôtes de marque qui ont voyagé en « super-doux ». Sacha nous conseille de rester avec lui. De la sorte, nous aurons des explications et il nous servira d’interprète. Un petit couple des nôtres décide alors de fausser compagnie au groupe et de visiter Moscou à sa guise.
Après avoir erré dans les rues, ils échouent au bar du Metropol, le grand hôtel d’alors, où ils rencontrent Robert Hossein et Marina Vlady. Ils sont venus assister au Festival international du film où est présenté La Sentence, le long métrage de Jean Valère dont ils tiennent les premiers rôles. Les deux couples sympathisent si bien qu’ils finissent la journée ensemble, au Kremlin, dans le cinéma privé du Chef de l’État, Monsieur K. [2]. Ils sont finalement reconduits à l’hôtel par une voiture officielle, escortée de motards. Ils n’en étaient pas peu fiers !
Nous logeons au Turist, un hôtel d’étudiants : six par chambre, avec un seul lavabo à eau froide. Mais, il y a de très bonnes douches au sous-sol. À chaque étage, bien placée pour avoir l’œil sur toutes les chambres, trône la dejournaya, la femme de jour, une véritable institution. Outre sa mission de surveillance, elle fournit de l’eau bouillante pour remplir une thermos ou se faire la barbe. Le tout est spartiate, mais très propre et bien tenu.
Nous commençons la visite de la ville par l’incontournable Place Rouge. Son nom n’a rien à voir avec la couleur du régime. Elle s’appelait déjà ainsi à l’époque impériale. En ancien russe, la Krasnaïa plochtchad était la « belle place », puis l’adjectif beau a muté pour désigner le rouge. N’oublions pas qu’en Orient, le rouge est la couleur noble et celle du bonheur. L’adjectif rouge est d’ailleurs bien choisi. En effet, la
brique est omniprésente, tant dans les murailles du Kremlin que dans les façades du Musée d’histoire qui ferme la place, au nord. La palette est plus riche, au sud, où l’église de Saint-Basile-le-Bienheureux, aux sept clochetons bulbeux et multicolores, attire irrésistiblement tous les photographes. Sur son parvis, le billot qui servait aux exécutions capitales. La place est très dégagée, faute d’une circulation dense. Ce qui frappe, à première vue, c’est la quasi-absence de voitures particulières. Les rues appartiennent aux seuls véhicules utilitaires et de transport en commun, au milieu desquels se faufile parfois une imposante Ziss noire, en mode prioritaire et tous rideaux baissés.
Côté Kremlin, l’austère mausolée des deux chefs historiques draine une foule considérable dont la file d’attente longe les murailles jusqu’à la place du Manège et parfois bien au-delà. Ce sont surtout des délégations d’ouvriers et de paysans venues de tout le pays. Beaucoup de ces gens n’entreront pas aujourd’hui, mais reviendront demain. En qualité de visiteurs étrangers, nous coupons la file, sans susciter la moindre grogne dans les rangs. La vénération des reliques est une tradition russe. Les pèlerins d’aujourd’hui visitent le mausolée comme leurs pères se rendaient jadis aux sanctuaires de Kazan, de Zagorsk ou de Souzdal, avec la même humilité et la même conviction. Les autorités l’ont bien compris en concevant cette chambre funéraire où reposent les deux compères, l’initiateur et le continuateur du régime soviétique : Vladimir I. Oulianov (alias Lénine) et Joseph V. Djougachvili (alias Staline). Ils sont là, sur un lit d’apparat, enchâssés dans une vitrine. Les corps sont étonnamment plats et seuls dépassent les têtes et les mains. On en fait le tour sans s’attarder car, même momifiés, les artisans de la « terreur de masse » font encore peur !
Suit la visite du Kremlin, l’enceinte fortifiée de 28 hectares à laquelle on accède par l’emblématique Tour de l’Horloge (photo ci-dessous). Les palissades initiales ont été reconstruites en briques, à la fin du XVe siècle, par deux architectes italiens, Ruffo et Solari. C’est une véritable ville intérieure où se trouvent quatre cathédrales et de nombreux palais et immeubles abritant tout l’appareil politico-administratif de l’État. Les églises sont désaffectées et, comme Basile-le-Bienheureux, transformées en musées. Dans son délire paranoïaque, Staline avait conçu l’idée d’un tunnel le reliant à sa datcha où circulerait un métro à son usage exclusif. Il mourut avant l’achèvement des travaux.
À proximité du Kremlin, la Place des théâtres où se trouvent deux grandes scènes : le Bol’šoj teatr (Grand théâtre) (photo ci-dessous), temple de l’opéra et de la danse, que nous appelons Bolchoï, et le Maly teatr (Petit théâtre) où l’on joue la comédie. Le Grand théâtre porte bien son nom. Ses dimensions sont impressionnantes, à l’image du gigantesque effort consenti en matière de vulgarisation scientifique et de culture populaire. Les livres, les disques et les spectacles ne coûtent presque rien.
Petit kremlin, non loin du grand, le monastère de Novodiévitchi (la nouvelle Vierge) est l’étape suivante. C’est un très ancien couvent de femmes, entouré d’une muraille de briques. En 1812, pendant l’incendie de Moscou, Napoléon y avait parqué toute son artillerie. En partant, les soldats de la Grande armée ont mis le feu aux bâtiments. Mais, les moniales ont maîtrisé le sinistre et sauvé ce remarquable ensemble conventuel du XVIIe siècle. Fermé en 1917, le monastère a été progressivement rendu aux autorités religieuses. Lorsque nous le visitons, des funérailles sont célébrées dans l’église. Deux cercueils ont été déposés dans l’allée centrale, ouverts, selon l’usage russe. Ils ne seront refermés qu’au moment de l’inhumation. L’assistance, clairsemée, se compose de personnes âgées. Le beau rituel orthodoxe atténue la tristesse de la cérémonie. À l’extérieur de l’enceinte, un cimetière est réservé aux célébrités. Des personnalités du monde des arts et des lettres y sont enterrées : l’écrivain et dramaturge Anton Tchékov, le « poète de la Révolution », Vladimir Maïakovski, des musiciens comme Prokofief, Chostakovitch, Katchaturian et bien d’autres. Des comédiens et des chanteurs d’opéra y reposent, tel le grand Chaliapine. Des militaires aussi, parmi lesquels un général dont la tombe est ornée d’un modèle réduit de char T-34, en acier chromé, du plus bel effet.
Mais, c’est le peuple russe que nous souhaitons rencontrer. Des réunions sont organisées avec des étudiants et des artistes. Le contraste est alors saisissant entre, d’une part, les officiels, raides, guindés et toujours sur leurs gardes, répétant consciencieusement un discours auquel ils ne croient déjà plus et, d’autre part, l’assistance, conviviale, chaleureuse même. Ce peuple, plutôt bon enfant, nous le côtoyons dans la rue et dans les transports publics. Malgré la barrière de la langue et grâce au peu de russe que nous possédons, le courant passe assez rapidement. Un matin, le conducteur de l’autobus urbain, apprenant que des Français sont à bord, arrête son véhicule, déclarant qu’il ne repartira qu’après qu’on lui ait chanté La Marseillaise. Il faut dire qu’au temps des tsars, notre hymne national, jugé séditieux, était interdit. D’ailleurs, on nous demande souvent de chanter, surtout le répertoire d’Yves Montand, artiste agréé du régime. Nous entonnons aussi Le grand métinge du Métroplitain [3] dont le troisième couplet (Peuple français, la Bastille est détruite, mais y’a toujours des prisons pour tes fils… ) arrache presque des larmes à ceux qui en saisissent quelques bribes. Si l’idéologie officielle ne peut certes admettre qu’on pastichât ainsi un chant prolétarien, la base applaudit.
Une visite à la galerie Tretiakov, du nom de ce marchand drapier qui, comme quelques autres, fut un philanthrope et un amateur d’art avisé. Sans lui, beaucoup de trésors de l’art russe médiéval auraient disparu à jamais, notamment les émouvantes icônes d’Andreï Roublev. Autres incontournables, l’Arbat, déjà la rue branchée, et une étape au Café Pouchkine où, plus tard, Gilbert Bécaud s’arrêtera avec Nathalie, son guide. À l’époque, c’est l’endroit à la mode de la capitale où, dans un souci de probité, on vend le mousseux de Crimée au poids. Ensuite, c’est le départ pour Leningrad, l’extraordinaire cité des bords de la Baltique dont personne n’imagine alors qu’elle puisse un jour reprendre son nom de Saint-Pétersbourg [4]. Mais cela, comme disait Kipling, c’est une autre histoire.
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[1] En allant à la voiture-restaurant, nous découvrirons l’existence (dans ce train tout au moins) d’un « super-doux » : moquette épaisse, lumière tamisée, insonorisation. Ce matériel est réservé aux privilégiés (hauts fonctionnaires, diplomates, hôtes de marque) pour qui le « doux » ne l’est pas encore assez.
[2] Nikita Sergueïevitch Krouchtchev (1884-1971). Homme politique soviétique. Premier secrétaire du parti communiste de l’URSS, il œuvre à la déstalinisation et devient Premier ministre en 1958. Mais, ses échecs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’obligent à se retirer en 1964. Dix ans plus tôt, en février 1954, il avait décidé d’intégrer la Crimée à la R.S.S. d’Ukraine, sans qu’à l’époque la communauté internationale ne s’en offusquât le moins du monde.
[3] Parodie de chant prolétarien, écrite par le compositeur montmartrois Maurice Mac-Nab, sur une musique de Camille Baron, en 1887. Le Métropolitain en question n’est pas le métro parisien, mais une grande salle de réunion de la ville de Lille, haut-lieu des luttes ouvrières à la fin du 19e siècle. Le chemin de fer métropolitain de Paris a été inauguré 13 ans plus tard.
[4] À vrai dire, à l’époque, nul ne s’attendait à un effondrement du régime soviétique, et surtout pas de la façon dont il s’est finalement produit, sans mal ni douleur. En effet, par une ironie du sort, ce régime connut la fin que Karl Marx avait prédite au capitalisme : il tomba « comme un fruit mûr ».
(Photos Jean Leclercq)
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La cathédrale de l’Annonciation semble attirer les soldats de l’Armée Rouge. |
Le clocher d’Yvan le Grand, dit le Terrible, premier tsar de Russie. |
Dans de précédentes éditions du blog, le même auteur a déjà livré ses impressions de voyages à Cuba, en Ouzbékistan, au Québec et à Reykjvik.
Cuba : Hemingway fut-il, comme l'isthme de Panama, un pont entre ambos mundos ? |
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Ouzbékistan : Isteza, tout un défi ! | |
Québec : La Madeleine, battue des vents... | |
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Reykjvik : Brève escale au pays des glaciers disparus |
Lecture supplementaire :
La koryuschka, petit poissoin au grand destin !
Jean Leclercq
Ce témoignage d'une URSS défunte est tout à fait passionnant et a vraiment une valeur historique. Je ne peux que souhaiter que Jean Leclercq nous fasse partager d'autres récits de ces pérégrinations dans le style de ces "Bons baisers de Russie".
Posted by: jean-paul | 06/05/2020 at 07:38 AM