Hitler, Franco, Pétain et leurs interprètes
rédigé par Brian Harris, CITTAC, Université de Valladolid.
Traduction et notes historiques de Jean Leclercq
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Le 19 février 2020, le Conseil des professeurs de l’Université de Malaga a accueilli les deux premiers spécialistes en traduction et interprétation à être nommés docteurs honoris causa de cette institution, dont M. Brian Harris (90 ans). Au cours de la cérémonie d’investiture, présidée par le Recteur, celui-ci a retracé la prolifique expérience humaine et professionnelle acquise par les deux doctorants, jusqu’à devenir des référents dans leur spécialité.
Acte 2. Au cœur de la France : la poignée de mains de Montoire
Le premier acte de cet article est accessible ici.
Hendaye n’était pas le terme du voyage mouvementé d'Hitler, décrit dans le premier acte de cet article, ni la fin de ce que nous savons des interprètes qui ont accompagné les chefs de l'Etat. Comme nous l’avons dit en introduction, Hitler était pressé et ce n’était pas le fiasco d’Hendaye qui devait l’arrêter dans son élan. Son train partit donc directement vers la petite ville française de Montoire-sur-le-Loir.
La gare de Montoire a été choisie en raison de son isolement relatif et aussi parce qu’elle était proche de la grande ligne ferroviaire Paris-Hendaye. En outre, en cas d’attaque aérienne, le train aurait pu s’abriter dans le tunnel voisin de Rimay.
Hitler y avait déjà convenu d’un rendez-vous avec le Maréchal Philippe Pétain, chef d’État d’une France vaincue. Pétain se disait qu’il n’avait d’autre choix que de collaborer. [1] Depuis lors, Montoire a été (tristement) célèbre dans l’histoire de France en tant qu’endroit où se tint la rencontre entre Adolf Hitler et le Maréchal Pétain, signifiant l’amorce d’une collaboration organisée avec le régime nazi.
Il existe une photographie officielle de la poignée de mains entre les deux dirigeants. Mais qui est cet imposant personnage qui se tient au milieu et qui semble présider la cérémonie ? Rien d’autre que l’interprète personnel d’Hitler, Paul-Otto Schmidt (1899-1970). Il était alors chef-interprète (Chefdolmetscher Gesandter) au ministère allemand des affaires étrangères. À ce titre, c’était un interprète diplomatique professionnel expert [*] qui participait à de nombreux événements importants. Pendant la Première Guerre mondiale, il avait été blessé sur le front occidental, peut-être une des raisons pour lesquelles il s’entendait si bien avec Hitler, étant un “compagnon d’armes”. Après la guerre, il étudia les langues étrangères à Berlin et travailla pour une agence de presse américaine. En 1921, il suivit des cours de formation d’interprète de conférence au ministère allemand des affaires étrangères. Il était connu pour sa mémoire phénoménale. Il avait été écarté à Hendaye parce qu’il ne travaillait pas en espagnol, mais à Montoire, il était dans son domaine. Aucun autre interprète n’est mentionné; peut-être estima-t-on que, Schmidt étant là, un second interprète n’était pas nécessaire. Il survécut à la guerre et aux procès de Nuremberg pour donner sa version des choses (voir nos Sources) et fonda même une école d’interprètes à Munich dans les années 1950 (la SDI München – qui existe toujours).
La discussion s’ordonna selon le même schéma de cordialité suivie de déconvenues et de désaccords qu’à Hendaye, quoique pour des raisons différentes. Pétain exprima des sentiments de vieux compagnon d’armes de la Première Guerre mondiale. Reconnaissant la victoire de l’Allemagne, il était donc disposé à collaborer. Mais, Hitler poursuivait un objectif auquel Pétain ne pouvait adhérer : il voulait obtenir la participation militaire de la France à l’invasion de la Grande-Bretagne. Pétain était d’accord pour collaborer à la lutte contre les Britanniques, oui; mais pas dans le nord. Il lorgnait sur les possessions britanniques d’Afrique. Malheureusement pour lui, une aventure africaine n’était pas du tout du goût d’Hitler. Aussi le Führer dut-il se contenter de quelques mesures pour mettre davantage à contribution l’économie française.
Une énigme
La rencontre dura jusqu’au 26 octobre. Grande différence entre les deux entrevues, Pétain lui-même rendit publique, dans les jours qui suivirent, sa version des raisons qui l’avaient rendue nécessaire et de ce qui avait transpiré; alors que la teneur de l’entrevue d’Hendaye, pourtant consignée trois jours après, sous forme de compte rendu, par l'interprète de Franco, Luis Álvarez de Estrada y Luque, Barón de las Torres, demeura secrète jusqu’à sa publication dans le quotidien ABC, en 1989. Mais, cela n’empêcha pas les Britanniques d’en avoir vent, et si rapidement qu’on soupçonne la présence d’une taupe, ou tout au moins d’un symphatisant, au sein de la délégation espagnole, désigné par le nom de code T. Et que cet informateur ait pu être un anglophile, comme bon nombre de membres de la noblesse espagnole. Serait-ce de las Torres ? Certes, le code d’éthique des interprètes professionnels leur interdit de divulguer ce qu’ils ont entendu dans le cadre de leur travail. Mais, nous l’avons vu, de las Torres n’était pas un interprète professionnel.
Robin Cross. Hitler: an Illustrated Life. London: Quercus, 2009.
Paul Schmidt, Wikipedia, 2014.
Paul Schmidt. Hitler’s Interpreter: The Secret History of German Diplomacy 1935-1945 Edited by R. H. C. Steel. London: Heinemann, 1951.
Sur la scene international avec Hitler - (peut être téléchargé gratuitement sur l'application d'Amazon pour iOS et Android)
Entrevue de Montoire. Wikipedia, 2014.
Le site Sprachen & Dolmetscher Institut München, l'école que Schmidt a fondé est accessible ici.
Images
Bundesarchiv (Archives d’État allemandes)
Note historique :
[1] Quelques mois avant l’entrevue d’Hendaye, Franco avait rencontré le maréchal Pétain. En effet, lorsqu’il fut appelé à Vichy, pour constituer le gouvernement du nouvel État français, le maréchal Pétain était ambassadeur de France en Espagne. Franco lui vouait une grande admiration, sur le plan militaire. Au moment de quitter l’Espagne, Pétain vint prendre congé de Franco, à sa résidence du Pardo. Il semble que le Caudillo ait dit au Maréchal que l’Allemagne perdrait finalement la guerre et qu’il lui ait cordialement conseillé de se tenir à l’écart du nouveau régime car les choses tourneraient mal. Voyant qu’il n’était pas entendu, il reconduisit le Maréchal jusque sur le perron de sa résidence et, le voyant s’éloigner, il aurait lâché à ses collaborateurs : ”Es una locura” (C’est une folie).
[*] Definitions de Brian Harris : Interprète expert : celui qui a suivi une formation et possède les compétences voulues; Interprète professionnel : un interprète expert ou un natif avancé que l’on paie pour interpréter.
Lecture supplémentaire :
Léon Dostert, un être d’exception -
Isabelle Pouliot
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