Nous sommes heureux de retrouver notre correspondante fidèle, Joëlle Vuille, Ph.D., juriste-criminologue, maître-assistante à l'Université de Neuchâtel et chargée de cours à la faculté de droit, des sciences criminelles et d'administration publique de l'Université de Lausanne.
De nombreux mythes entourent la vie de la reine Elisabeth Ière d’Angleterre (1533-1603), fille du Roi Henri VIII et d'Anne Boylen : on a dit d’elle qu’elle était en réalité un homme (car sinon, comment expliquer ses accomplissements intellectuels, sa finesse stratégique et son sens des affaires ?), qu’elle a écrit les pièces de Shakespeare (car sinon, comment expliquer que le fils d’un gantier ait eu une connaissance si subtile de la nature humaine et une maîtrise si magistrale de la langue qui portera son nom ?), ou encore que, malgré son surnom de Reine Vierge, elle avait en réalité eu de nombreux amants, dont un lui aurait même donné un enfant.
S’il est parfois difficile, quatre siècles plus tard, de trier le bon grain de l’ivraie parmi les rumeurs ayant couru sur elle, une chose est établie : Elisabeth Ière d’Angleterre était une polyglotte accomplie. Enfant, elle avait en effet appris de nombreux idiomes avec les meilleurs tuteurs de son époque. A l’adolescence, elle parlait couramment sept langues : l’anglais, le gallois, le grec, le latin, l’espagnol, le français et l’italien. Plus tard, elle apprit également l’allemand, le flamand, l’écossais, l’irlandais et le cornique. Il est reconnu aujourd’hui que sa maîtrise des langues lui permit d’asseoir son pouvoir sur un royaume s’étendant à des régions linguistiques multiples et facilita ses relations diplomatiques avec les monarques européens et leurs émissaires à la cour d’Angleterre.
Récemment, l’historien John-Mark Philo a fait une découverte étonnante à Lambeth Palace [1], à Londres : il a trouvé une traduction en anglais du livre premier des Annales de Tacite portant l’écriture d’Elisabeth en personne. Il s’agit d’un texte de 17 folio, traitant de la mort d’Auguste et du règne de Tibère. Le texte semble avoir été conservé à Lambeth Palace depuis le XVIIème siècle, mais n’a été découvert que récemment. Il est d’autant plus intéressant qu’il constitue l’une des rares traductions en anglais de Tacite faites à l’époque moderne.
Lambeth Palace (interieur) |
Lambeth Palace (exterieur) |
Plusieurs indices ont permis au chercheur de conclure que le manuscrit avait été rédigé par la reine Elisabeth Ière d’Angleterre [2] :
- tout d’abord, le contexte dans lequel le document a été découvert rend possible le fait qu’il s’agisse effectivement d’un écrit de la reine ; en effet, la traduction était dans les documents laissés par Thomas Tenison, archevêque de Canterbury de 1694 à 1715, et a été retrouvée avec les « Bacon Papers», une grande collection de documents officiels issus de la cour de Elisabeth.
- ensuite, le document est rédigé sur un type de papier dont on sait qu’il était très utilisé par les secrétaires de la reine dans les années 1590 ; il contient les mêmes filigranes que le papier que la reine utilisait pour sa correspondance personnelle, à savoir un lion rampant, ainsi que les lettres G.B. et une arbalète en contremarque ;
- le document porte l’écriture très particulière de la reine : le texte a certes été rédigé par un secrétaire, mais il contient des annotations et corrections présentant les mêmes caractéristiques que l’écriture d’Elisabeth, une écriture qualifiée de très brouillonne. (Le chercheur relève avec malice que, à la cour des Tudor, le degré de lisibilité des écritures étaient inversement proportionnel au rang social du scripteur ; « for a queen, comprehension is somebody else’s problem » [3]; vers la fin de sa vie, l’écriture d’Elisabeth était tellement illisible que les documents de sa main envoyés à des tiers étaient accompagnés d’une copie rédigée par un scribe afin que le destinataire puisse prendre connaissance du contenu).
- Philo note également le style particulier de la traductrice du document, qui correspond au style d’autres traductions dont on sait qu’elles ont été faites par la reine : le texte anglais examiné ici est très proche du style bref de Tacite en latin. Philo donne plusieurs exemples où la reine s’est attachée à conserver l’ordre latin des mots, et a omis le verbe être (comme en latin) ; ceci résulte souvent dans des formulations anglaises curieuses, voire même obscures. En ce sens, le style de cette traduction diffère d’autres traductions contemporaines, comme par exemple celle de Richard Greenway, dont les phrases en anglais sont plus longues et plus détaillées – et plus facilement compréhensibles pour le lecteur anglophone.
Mais pourquoi Elizabeth aurait-elle traduit Tacite, si elle est réellement l’auteure de cette traduction ? On ne le sait pas vraiment. Peut-être s’intéressait-elle à Tacite pour des raisons professionnelles : s’inspirer de la vie de chefs d’Etat illustres afin de la guider dans ses décisions, soit pour les imiter, soit au contraire pour éviter de commettre les mêmes erreurs qu’eux. Mais il est également possible qu’elle ait traduit le célèbre auteur latin pour son plaisir, comme hobby en quelque sorte. En effet, il semblerait que ces exercices de traductions aient été un passe-temps quotidien pour elle. On sait qu’elle a traduit, du latin en anglais, Sénèque, Cicéron, Boèce, Horace, Erasme, ainsi que d’autres textes telles que des prières de Katherine Parr (la sixième épouse du père d’Elisabeth, Henri VIII).
[1] Lambeth Palace abrite la bibliothèque de l’archevêché de Canterbury et contient une partie importante des archives de l’Eglise d’Angleterre
[2] Philo, John-Mark (2019). "Elizabeth I’s Translation of Tacitus: Lambeth Palace Library, MS 683." The Review of English Studies, New Series, 1-30.
[3] Elizabeth I revealed as secret scribe of historic manuscript, BBC News, 29 November 2019
Pour en savoir plus :
- Queen Elizabeth I, Facts and Myths, Royal Museum Greenwich:
- Jones R., Elizabeth I revealed as secret scribe of historic manuscript, disponible sur : https://bbc.in/2uk4CtB
- G. Hewitt, Facts and Myths From the Life of Queen Elizabeth I, disponible sur: https://bit.ly/2QNBClu
- Hosington, B. M. (2018). The Young Princess Elizabeth, Neo-Latin, and the Power of the Written Word. In Elizabeth I in Writing (pp. 11-36). Palgrave Macmillan, Cham.
- Found: A Manuscript Sloppily Edited by Queen Elizabeth 1 - Atlas Obscura, disponible sur
en français :
La royauté au féminin. Elisabeth 1ère : Elisabeth Ire
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Bernard Cottret
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