À la demande de quelques lecteurs, notre collaborateur Jean Leclercq poursuit ici le récit du voyage qu’il accomplit en URSS, en 1959. [*] Jean, qui souffre d’une affection ophtalmique qui gêne sa vision, a décidé de ne plus contribuer à ce blogue. Toutefois, il nous a demandé de corriger des erreurs très mineures dans la première ébauche de cet article, ce que nous rassure qu’il n’ait pas perdu son œil de lynx.
Nous le remercions infiniment de toutes ses contributions précieuses au fil des années. Nous sommes ravis de lui avoir fourni une plateforme par le biais de laquelle il partageait avec nos lecteurs et lectrices ses connaissances et son érudition, ainsi que ses talents de traducteur.
Cette fois, nous avons droit au « dur » qui, finalement, n’est pas si dur que cela. En effet, les larges banquettes de bois sont aussi des coffres dans lesquels se trouvent des paillasses, des oreillers, des draps et des couvertures. En somme, de quoi s’installer un couchage assez confortable. Un samovar fume sur la plateforme et une convoyeuse, en veste blanche, fait le service. Ensuite, à la différence de l’avion ou même du « doux », nous allons être pendant de longues heures au milieu du petit peuple soviétique, toujours simple et chaleureux. Nous y ferons d’intéressantes observations. Ainsi, à côté de nous, se trouve un colonel en uniforme bleu de l’aviation, avec sa famille. Lui, n’a pas l’air content du tout d’être en « dur ». Quand le contrôleur passe, il le sermonne copieusement, appuyant son propos de tapotements sur ses belles épaulettes dorées, signifiant : « Sais-tu lire les images ? ». Le contrôleur bredouille quelques « da, tovaritch polkovnik ». Il s’en va et revient quelques instants après pour conduire le colonel et les siens dans le « doux ». Je ris sous cape, car les révolutionnaires de 1917 avaient justement aboli le port de l’épaulette, mesure qui avait beaucoup peiné l’empereur Nicolas II. Sacha nous explique qu’on ne peut mélanger torchons et serviettes !
La ligne Moscou-Leningrad est la rectitude même : 650 km de voie toute droite ! L’empereur Nicolas 1er,, après s’être opposé à sa construction, consentit enfin. Posant une règle sur la carte, il aurait dit : « D’accord, mais elle sera toute droite ! ». Et ce fut le cas, sauf à contourner la ville de Tver qu’on ne pouvait tout de même pas couper en deux ! Voyage sans histoire et arrivée à Leningrad par la gare de Moscou, lieu où Tolstoï a situé la fin tragique d’Anna Karénine. En sortant de la gare, nous débouchons dans l’avenue (dite perspective) Nevski, artère centrale de la ville.
Jusqu’en 1914, la ville s’appela Saint-Pétersbourg, en l’honneur de saint Pierre. Au début, ce n’est qu’un point d’appui, une forteresse édifiée sur l’Île-aux-Lièvres par le tsar Pierre le Grand (1672-1725), . Celui-ci veut « ouvrir une fenêtre sur l’Europe », affirmer sa présence face au rival suédois et faire de la Russie une puissance maritime. Ce n’est qu’ensuite qu’il voudra en faire sa capitale. Situé à l’embouchure de la Néva et protégé par des îlots, le port est un bon choix. En revanche, on ne peut trouver pire endroit pour bâtir une capitale. La région est basse et marécageuse. Il faudra drainer, creuser des canaux, assécher et enfoncer des centaines de milliers de pilotis pour édifier palais et églises. Pas de carrières non plus, toute la pierre devra être apportée de loin. Bref, ce fut un travail de titans dont seuls les Russes sont capables. Pierre fit dresser un plan directeur et fixa une hauteur maximale aux constructions. Après lui, ces normes ont toujours été respectées. En 1914, le sentiment national, exacerbé par la guerre, conduisit à russifier le nom en Petrograd, puis, après la mort de Lénine, en 1924, on lui dédia la ville. Ce fut donc Leningrad jusqu’en 1991, époque à laquelle la ville reprit son premier nom, à l’issue d’un référendum. Mais, pour ses habitants, rien de changé, ce fut et ce sera toujours « Piter ».
Le tsar Pierre est particulièrement honoré à Leningrad. La ville lui doit bien cela ! D’ailleurs, le régime soviétique est manichéen. En toutes choses, il y a le bon et le mauvais. Pierre le Grand est un « bon » tsar, c’est le tsar-ouvrier qui a construit de ses mains une barque que l’on peut toujours voir, près de la forteresse Pierre-et-Paul. Et puis, n’est-il pas mort d’une congestion pulmonaire contractée en entrant dans l’eau froide pour aider des bateliers à déséchouer leur barque ? Sa célèbre statue par Falconet, le Cavalier de bronze de Pouchkine, est toujours fleurie de modestes bouquets que des anonymes déposent en hommage au « Père de la Patrie ».
Ce matin, nous faisons une promenade en ville. Nous commençons par la grande place du Palais d’hiver, construit par Rastrelli, et auquel Catherine II ajoutera bientôt l’Ermitage qui donnera son nom à l’un des plus riches musées du monde. Cette richesse s’explique par les ressources du Trésor impérial qui permirent d’acheter quantité de tableaux de maîtres et d’objets d’art de toutes sortes, mais aussi par les saisies opérées dans les palais des grandes familles russes. La collection est fabuleuse et nous n’en verrons qu’une infime partie. Il faudrait des jours pour une visite complète. Passant sous l’arche de l’état-major, nous rejoignons ensuite la perspective Nevski. Le régime soviétique a changé l’affectation de tous les bâtiments. Le palais Youssoupov, où fut assassiné Raspoutine, est devenu la Maison des enseignants, l’église Notre-Dame de Kazan, inspirée de Saint-Pierre de Rome, est désormais le musée de l’athéisme. Sacha nous fait valoir qu’il y a bien mieux à faire que de le visiter, et nous reprenons la promenade guidée. Nous reconnaissons la façade Art nouveau de la célèbre épicerie Élisséieff, rebaptisée Gastronom, mais qui ne vend plus de produits coloniaux et de vins fins. Au bout de la Nevski, nous empruntons la Bolchaïa Morskaïa où se trouve toujours, au 16-18, l’immeuble de la joaillerie Fabergé, ci-devant fournisseur de la Cour. C’est d’ici que sortirent des centaines de milliers d’objets d’orfèvrerie, et notamment les fameux œufs dont la famille de Pierre Karl Fabergé ne possède même pas un seul exemplaire.
Nous arrivons devant l’immense cathédrale Saint-Isaac de Dalmatie, œuvre de l’architecte français Ricard de Montferrand qui lui consacra quarante ans de sa vie. Inspirée de Saint-Paul de Londres, elle repose sur 24.000 pilotis de pin goudronné. De dimensions colossales, elle pouvait accueillir 11.000 fidèles. Sa coupole dorée à l’or fin est visible de partout. Depuis 1937, c’est le Musée d’histoire de l’art, et nous ne visiterons pas. Du côté est de la place, l’hôtel Astoria, inauguré en 1912, est doté d’un magnifique jardin d’hiver où, en 1942, Hitler avait prévu de fêter la prise de la ville. Les bristols avaient été imprimés un peu trop vite, et en faisant fi de la vaillante résistance des défenseurs et de toute la population de la ville, pendant les deux ans de siège. Nous prenons ensuite un déjeuner bien arrosé de vodka dans un restaurant de la place Saint-Isaac. Tandis que nous bavardons assez bruyamment sur le trottoir, s’avance vers nous une vieille dame, tout de noir vêtue, qui semble sortie de l’histoire. « Messieurs, messieurs, d’aussi loin que j’étais, j’ai reconnu votre langue. Je connais la France, je suis allée à Paris avec mon père, en 1906 ! ». Quoi, me dis-je, est-ce possible ? Car, depuis 1906, il y a eu la Grande guerre, la révolution, la guerre civile, la collectivisation, la guerre encore, et le siège de deux ans au cours duquel des dizaines de milliers de gens sont morts de faim. Nous restons muets, et je demande : « Madame, vous avez dû connaître des temps bien difficiles ? » « Oh oui, répond-elle, ce fut très dur. » Puis, esquissant un triste sourire, elle ajoute : « Mais, maintenant, cela va bien mieux ». Russie éternelle, aucun peuple ne possède une telle aptitude à endurer, à encaisser et à surmonter les pires difficultés. Pour désigner cela, l’espagnol possède un verbe : aguantar, et je parie que le russe en possède un aussi.
Aujourd’hui, nous prenons le bateau pour aller à Petrodvorets (alias Peterhof), cette résidence d’été des souverains, au sud de Leningrad, au bord du golfe de Finlande. Le palais, construit par Le Blond, sur ordre de Pierre le Grand, a été entièrement sinistré pendant la guerre. En 1945, il ne restait que les murs. La reconstruction à l’identique n’est pas encore entièrement terminée. À la sortie du débarcadère, nous rencontrons un autre personnage intemporel. Celui-ci s’est échappé d’un roman de Tolstoï : longue barbe blanche, casquette, chemise et bottes à la russe. Il nous ouvre le portillon en s’inclinant profondément. C’est un moujik plus vrai que nature ! Comme la restauration n’est pas encore terminée, le palais est fermé. Nous nous contenterons de la petite maison que le tsar avait fait construire pour mieux surveiller les travaux. Il y a aussi de jolis jardins et des pièces d’eau magnifiques qui s’étagent entre le palais et la mer. Cette mer qui fascinait tant Pierre, que les lieux sont entièrement dédiés à Neptune.
Nous varions les plaisirs. Cette fois, nous allons au nord de Leningrad, dans ce qui était la Carélie finlandaise, avant la guerre mondiale, pour visiter le kolkhoze Partisan rouge. Le kolkhoze se veut un compromis entre le collectif et l’individuel. Les kolkhoziens travaillent ensemble les terres collectives, mais conservent des parcelles individuelles dont ils vendent les produits au marché. Or, le travail de la terre est pénible et ingrat. Un phénomène météorologique peut, en quelques instants, ruiner des mois de labeur. Le paysan russe n’est pas différent des autres : il ne travaille que s’il a le fruit de ses efforts. C’est une évidence dont nous allons avoir d’emblée la démonstration. Le président du kolkhoze nous accueille courtoisement, et nous commençons la visite. Première constatation : beaucoup de monde s’active dans les parcelles individuelles, mais on ne voit personne dans les terres collectives. Réponse : ce n’est pas l’époque des grands travaux des champs. Fini pour le labourage, passons donc au pâturage. Fort sportivement, le président nous explique qu’en ce domaine, il y a encore des progrès à faire et qu’il en est bien conscient. Nous visitons les étables où les bêtes nous paraissent en bonne santé et bien soignées. À notre arrivée à Moscou, on nous avait distribué des vade-mecum de russe usuel, contenant des phrases types avec prononciation figurée. Plutôt que d’apprendre à dire « J’appartiens à l’avant-garde du prolétariat français », quelques-uns d’entre nous avions mémorisé la phrase « Combien de litres de lait donne cette vache ? ». Arrêt devant une magnifique laitière, l’occasion est trop belle. En chœur, nous posons la question de confiance. Le président est interloqué. Ces Français qui, lui avait-on dit, ne savaient pas le russe, auraient-ils suivi la méthode Nina Potapova ? [1] Rendu prudent, il abrège son exposé et la visite s’achève un peu prématurément.
Notre dernier jour sera dédié à l’Île-aux-Lièvres, premier établissement russe à l’estuaire de la Néva. Nous commençons par une promenade sur les quais, près de l’École navale, là où est amarré le croiseur Aurore. Rare survivant de la terrible bataille de Tsushima (1905) [2], c’est aussi un symbole. En octobre 1917, il a tiré un coup à blanc qui a donné aux révolutionnaires le signal de l’assaut du Palais d’Hiver. Bombardé et coulé à Oranienbaum, pendant le siège, il a été renfloué et remis en état pour servir de monument flottant. Là non plus, nous ne visitons pas. Après avoir entr’aperçu la mosquée imitée de Samarcande et la belle demeure Art nouveau de Mathilde Kschessinskaya, nous pénétrons dans la forteresse Pierre-et-Paul, monument emblématique s’il en est. L’église, dont le campanile grimpe à 123 mètres, est le panthéon impérial. Tous les souverains à partir de Pierre le Grand y sont inhumés, sauf le dernier, Nicolas II. À la différence des révolutionnaires français, les bolcheviks n’ont pas violé et saccagé les sépultures comme ce fut le cas à Saint-Denis. Ils se sont satisfaits d’un inventaire. La forteresse a aussi servi de prison d’État. On nous montre le bastion Troubetzkoï où furent incarcérés, entre autres, des officiers décembristes [3] et Fédor Dostoïevski, avant d’accueillir des prisonniers politiques du nouveau régime. Les gouvernements passent, mais les prisons restent.
Nous retournons à Moscou par le train de nuit. La nostalgie m’étreint. Cette Palmyre du Nord, cette capitale déchue, a pourtant connu des jours meilleurs. Vitrine éblouissante d’un pays que les visiteurs étrangers croyaient infiniment riche et puissant, elle a fasciné l’Europe de nos grands-parents, comme l’Amérique nous fascine aujourd’hui. Pourtant, c’était un fabuleux trompe-l’œil. Les guerres, s’ajoutant à la misère et à l’ignorance des masses, avaient créé les conditions de la Révolution. Mais, la ville a de beaux restes : un patrimoine architectural unique - synthèse de l’art européen - des musées, des scènes lyriques, des universités, une société instruite et cultivée. Tout est encore là pour renaître un jour, mais quand ?
[1] Auteure d’un Manuel de langue russe à l’usage des Français, très utilisé et plusieurs fois réédité.
[2] Archipel du détroit de Corée qui, pendant la guerre russo-japonaise, fut le théâtre d’une grande bataille navale, les 27 et 28 mai 1905. Le choc entre les deux flottes aboutit à l’anéantissement presque total de la marine russe. Seuls trois croiseurs, dont l’Aurore, parvinrent à s’échapper et à gagner Manille où ils furent internés jusqu’à la fin des hostilités. Cette défaite cuisante eut un retentissement considérables, tant en Russie que dans le monde. C’était la première fois qu’un pays asiatique infligeait un tel revers à une nation européenne. .
[3] Les décembristes (ou décabristes) étaient des aristocrates libéraux, pour la plupart officiers de l’armée impériale, qui se soulevèrent après la mort d’Alexandre 1er,, en 1825. Le complot ourdi par l’officier d’état-major Paul Pestel, échoua et fut sévèrement réprimé. Pestel, comme Lénine un siècle plus tard, estimait qu’une période de dictature était nécessaire à l’instauration d’une société nouvelle.
(Photos Jean Leclercq)
Sur l’actuelle Saint-Pétersbourg : https://www.youtube.com/embed/N3ISUO0CSo
Lecture supplementaire :
La koryuschka, petit poissoin au grand destin !
Jean Leclercq
[*] Dans de précédentes éditions du blog, le même auteur a déjà livré ses impressions de voyages à Cuba, en Ouzbékistan, au Québec, à Reykjvik et à Moscou..
Cuba : Hemingway fut-il, comme l'isthme de Panama, un pont entre ambos mundos ? |
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Ouzbékistan : Isteza, tout un défi ! | |
Québec : La Madeleine, battue des vents... | |
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Reykjvik : Brève escale au pays des glaciers disparus |
Moscou : ...il y a soixante ans |
Une lecture passionnante de ces souvenirs d'un voyage dans l'URSS d'antan, le tout agrémenté de photos permettant d'apprécier la beauté et la majesté des bâtiments.
Posted by: jean-paul | 27/06/2020 at 10:09 AM