L'article qui suit a été rédigé en anglais par notre fidèle contributrice, Cynthia Hazelton. Cynthia est titulaire d'un diplôme de droit et exerce la profession de traductrice juridique. Elle enseigne également la traduction juridique français/anglais à Kent State University (Ohio).
Les contributions précédentes de Cynthia sont accessibles ici.
Traduction : Jean Leclercq avec la collaboration de Jean-Paul Deshayes.
Sarah Bernhardt (1844-1923) passe pour l’une des plus grandes actrices françaises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elle fut aussi la première star internationale de la scène. Sa personnalité hors-normes et sa conduite scandaleuse lui ont valu une réputation mondiale. On sait beaucoup de choses sur sa vie, mais il reste des zones d’ombre, notamment sur le temps qu’elle a passé en Californie.
Sarah est née Henriette-Rosine Bernard, au Quartier latin, le 22 ou le 23 octobre 1844. Sa mère, Julie Bernard, était une courtisane néerlandaise à la clientèle fortunée. Si l’on n’a jamais su officiellement le nom de son père, on suppose qu’il s’agissait d’un Havrais qui a financé ses études et lui a laissé, à sa mort, une coquette somme d’argent. La mère de Sarah voyageait beaucoup et ne s’impliquait guère dans la vie de sa fille, si bien que Sarah a passé ses jeunes années dans différents foyers de toute la France. À l’âge de sept ans, sa mère l’a inscrite dans un pensionnat de jeunes filles d’Auteuil, dans la banlieue parisienne.
Pendant ces années-là, sa mère accéda au petit cercle des grandes courtisanes parisiennes, dont la clientèle comprenait notamment des généraux, des banquiers et des hommes d’État. Parmi eux, Charles de Morny, le duc de Morny, frère utérin [1] de l’empereur Napoléon III et président du Corps législatif.
Quand Sarah eut dix ans, Morny finança son admission aux Grands-Champs, un couvent très chic, situé près de Versailles. Ce fut un tournant décisif dans la vie de Sarah, car c’est là qu’elle découvrit l’art dramatique en jouant dans des spectacles scolaires.
Morny comprit que la personnalité de Sarah la destinait à être actrice. En 1859, il conduisit Sarah et sa mère assister à sa première pièce de théâtre, à la Comédie française. Sarah fut si fascinée par le spectacle que Morny usa de sa fortune et de son influence pour l’inscrire au Conservatoire d’Art dramatique de Paris, où elle étudia de 1850 à 1862. Elle joua ensuite à la Comédie française, de 1862 à 1863, époque à laquelle elle en fut renvoyée pour avoir giflé une grande actrice, Zaïre Nathalie Martel, au cours d’une querelle. Sa réputation de diva était née [2] Son tempérament allait lui valoir pas mal d’ennuis tout au long de sa vie.
En 1864, elle modifia son patronyme de Bernerd en Bernhardt ,et s’employa au Théâtre du Gymnase dramatique, à Paris. Son tempérament fut encore la cause d’incidents et elle quitta brusquement cette scène parisienne. Sans famille et sans revenus, Sarah décida de voyager. Elle passa quelque temps en Espagne, puis s’en fut en Belgique, à l’instigation d’Alexandre Dumas, un des amis de Morny. Dumas l’introduisit dans la haute société belge où elle fit la connaissance du prince Henri de Ligne.
Apprenant que sa mère était malade, Sarah rentra à Paris et s’aperçut alors qu’elle était enceinte des œuvres du Prince Henri. Elle donna naissance à son seul enfant, un fils nommé Maurice, en décembre 1864, à l’âge de 20 ans. Elle n’en informa jamais le Prince et, avec un sens du dramatique dont elle était coutumière, annonça scandaleusement que le père était tantôt Léon Gambetta, tantôt le général et homme politique Georges Boulanger, ou encore Victor Hugo.
Sarah et Maurice vécurent dans un appartement de la rue Duphot. Au cours des six années qui suivirent. Sarah joua au Théâtre de l’Odéon, pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils. Pendant tout ce temps, la réputation de grande actrice de Sarah ne fit que croître. Sa minceur lui permit parfois de jouer des rôles masculins, ce qui ajouta encore à sa réputation scandaleuse.
Sarah jouant le rôle d’un garçon dans Le Passant (1869) |
Après une représentation, Dumas confiait : « Elle a une tête de madone et un corps de manche à balai [3] ». Son premier grand succès se produisit en 1868, lorsqu’elle tint le rôle titre dans Kean, d’Alexandre Dumas. Ses cachets augmentèrent avec sa renommée et ses fans l’accueillaient avec des fleurs à l’entrée des artistes. On la surnomma « la Divine Sarah » Pendant ses années à l’Odéon, la vie de Sarah s’améliora très sensiblement. Elle s’acheta un grand appartement, rue de Rome, où elle vécut avec Maurice, sa grand-mère, et plusieurs domestiques. Elle y recevait des écrivains, des artistes, des hommes politiques et de riches amis et admirateurs. En 1869, elle rencontra un jeune et brillant étudiant en médecine, Samuel Pozzi. Leur liaison dura pendant les dix années qui suivirent, période pendant laquelle Sarah devint la première superstar internationale, et Pozzi, le chirurgien le plus compétent de Paris, passant pour le « père de la gynécologie française » [4] . Il se maria en 1878, mais Sarah et lui restèrent bons amis jusqu’à sa mort, en 1918.
En 1870, la guerre franco-prussienne éclata et les théâtres parisiens furent fermés pendant deux ans. Avec ses deniers, Sarah transforma le Théâtre de l'Odéon en hôpital militaire. Elle aida à soigner les soldats blessés, parmi lesquels le futur maréchal Foch qui devait devenir le commandant en chef de l’armée française pendant la Grande guerre. Une fois la paix revenue, elle retourna à la Comédie française où elle resta pendant les huit années suivantes. Pendant toute cette période, elle vécut une existence extravagante. Elle était entourée d’une véritable ménagerie comprenant différents chiens, un perroquet, un lionceau, un crocodile, un singe, une panthère, un chouette et six caméléons. Elle avait un cercueil tendu de soie dans sa chambre, et il lui arrivait d’y prendre place pour dormir ou apprendre ses rôles. Par la suite, elle emporta ce cercueil avec elle pendant ses tournées américaines, s’y faisant même photographier, ce qui ajoutait encore à sa mystique.
En 1880, Sarah démissionna de la Comédie française et décida de monter une troupe et d’entreprendre une tournée théâtrale en Angleterre et aux États-Unis. Après la tournée anglaise, la troupe quitta Le Havre pour New York, .le 15 octobre 1880. Bien qu’elle ne parlât pas l’anglais, sa gestuelle et sa voix lui permettaient de se faire comprendre de son public. Ses représentations eurent beaucoup de succès à New York, mais elle ne fut pas reçue dans la haute société, à cause de son mode de vie sulfureux. Cette image ne s’améliora pas lorsqu’elle posa pour des photos sur le dos d’une baleine morte, à Boston [5] . Elle se produisit 157 fois dans 15 villes américaines et canadiennes, et rentra à Paris en 1881. Sa carrière fluctua pendant plusieurs années. Elle remporta de grands succès, mais connut également des échecs lorsque ses pièces furent mal reçues par le public.
De 1886 à 1892, elle fit des tournées dans différents pays d’Europe, dépensant largement quand elle avait de l’argent et peinant à joindre les deux bouts quand elle n’en avait pas. C’est à cette époque qu’elle contribua à lancer le peintre Alphonse Mucha, avec qui elle passa un contrat de six ans pour la réalisation d’affiches, de costumes et de décors. La célèbre affiche qu’il avait conçue pour Gismonda l’avait séduite : « Ah! Que c’est beau ! Dorénavant vous travaillerez pour moi, près de moi, je vous aime déjà. » [6] Ce fut ensuite un va-et-vient d’aventures, de succès et d’amants. Elle voyageait avec 250 paires de chaussures, 75 malles d’effets personnels et 45 malles de costumes de scène. En 1905, elle se blessa au genou au cours d’une représentation de La Tosca, de Victorien Sardou, à Rio de Janeiro. La blessure la fit souffrir pendant les dix années qui suivirent et, quand elle n’en put plus, elle se résolut à écrire à son ancien amant, le Dr Samuel Pozzi (qu’elle appelait Dr Dieu), le suppliant de l’amputer de la jambe, au-dessus du genou. [7] Le 22 février 1915, le Dr Pozzi demanda à un confrère de confiance d’effectuer l’opération. Sarah avait 71 ans, mais elle rentra chez elle le mois suivant et, en mai, remonta sur scène. Fidèle à son personnage, elle s’était fait fabriquer une civière dorée à laquelle s’attelaient deux porteurs.
Au début de la Grande Guerre, elle rejoignit une troupe de théâtre aux armées qui se déplaçait sur le front de l’est pour distraire les soldats de retour des combats de Verdun et de l’Argonne. Puis, elle partit pour sa dernière tournée américaine, jouant dans les grandes villes de tout le pays, en voyageant dans un train privé (qui transportait son cercueil tapissé de satin). Elle joua dans des vaudevilles avec Jack Benny et W.C. Fields. [8]
Après avoir joué dans plus de 120 pièces de théâtre, Sarah devint actrice de cinéma. Elle commença par des films muets, en France et aux États-Unis, dont trois (Camille, La reine Elisabeth et Mères de France) sont disponibles en DVD. [9] En 1960, on lui décerna, à titre posthume, une étoile sur la Hollywood Walk of Fame, cette allée des artistes de Los Angeles, pour sa contribution aux débuts de l’industrie cinématographique. Elle devint également une spécialiste de ce que nous appelons maintenant le marketing. C’est ainsi qu’ elle apparut dans des publicités pour des savons, des poudres et des crèmes pour le visage.
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Pendant sa dernière tournée américaine, on diagnostiqua une urémie et elle fut, en urgence, opérée des reins en Californie du Sud. Elle passa plusieurs mois de convalescence à Long Beach, avant de regagner New York, puis Bordeaux, en 1918. De 1919 à 1921, Sarah reprit sa carrière d’actrice en France, mais dans des rôles de moins en moins importants et qu’elle pouvait jouer assise. Elle mourut d’une crise d’urémie, le 26 mars 1923. Elle fut inhumée au cimetière du Père Lachaise, dans le cercueil tendu de soie qui l’avait accompagnée dans le monde entier pendant sa longue carrière. Le Figaro rapporta que 30.000 personnes suivirent son convoi jusqu’au cimetière.
On a dit de Sarah Bernhardt qu’elle était la « première superstar internationale » et on l’a comparée à Madonna et à Bette Middler. Jean Cocteau a créé pour elle l’expression « monstre sacré ». Elle était volontaire, extrême, scandaleuse, séductrice, flamboyante et très soucieuse de sa publicité. Tout cela, à une époque où un tel comportement était encore inconnu. Ses contributions à la scène française et à l’industrie cinématographique naissante restent son héritage le plus durable.
[1] Roundabout Theatre Company
[2] Sarah Bernhardt - Wikipedia
[3] Charles de Morny était le fruit des amours coupables d’Hortense de Beauharnais (l’éphémère reine Hortense des Pays-Bas) et du général de Flahaut, aide de camp de Murat.
[4] Ce qu'Alphonse Mucha, le pape de l'Art Nouveau, doit à Sarah Bernhardt - FranceInter
[5] Sarah Bernhardt's missing leg - The Lancet, July 25, 2009
[6] Sarah, The Life of Sarah Bernhardt. Gottlieb, Robert. Yale University Press, 2010
[7] The Man in the Red Coat, Julian Barnes, Knopf. 2020.
[8] Sarah Bernhardt - Los Angeles Times
[9] Sarah Bernhardt - Women's Film Pioneers Project
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