- Gertrude Stein et Bernard Faÿ : collaboration improbable de deux intellectuels pendant la Seconde Guerre Mondiale
|
Le texte qui suit reprend en partie un article rédigé par Anna Chrusciel paru sur ce blog le 19 mars 2018 sous le titre « Une Américaine en France »
Gertrude Stein, née en 1874, femme de lettres américaine, une célébrité d'autrefois, qui côtoyait des écrivains comme Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Sinclair Lewis, James Joyce, les poètes comme Max Jacob et Guillaume Apollinaire et des peintres comme Henri Matisse et Pablo Picasso, résidait à Paris jusqu’à sa mort en 1946, époque à laquelle elle fut enterrée au cimetière du Père Lachaise.
Bernard Faÿ, aujourd'hui convenablement, et heureusement, oublié, fut un historien et essayiste français. Son amitié avec Stein la sauve par le passé et l'éclabousse d'infamie aujourd'hui.
Stein et Faÿ, des êtres apparemment très similaires. Elle, la petite dernière, l’enfant gâtée d’une famille aisée, le père occupant le poste de directeur d'une des lignes de tramway de San Francisco. Faÿ longuement malade dans l'enfance, pouponné et éduqué à la maison. Tous les deux brillants étudiants - elle chez le frère d’Henry James, William, le psychologue à Harvard. Faÿ, agrégé de lettres à 22 ans, master de langues modernes d'Harvard. Tous deux intellectuels en quête de gloire, certes exceptionnels mais avec un amour propre XXL. Elle, selon ses propres mots, un « génie » en littérature, égale d'Einstein en physique. Faÿ, qui convoite un poste de prestige au Collège de France et l'obtient. Elle, une Américaine qui adore la France. Lui, un Français qui vénère le style de vie américain. Il est membre de plusieurs sociétés historiques des Etats-Unis, plus tard banni, à cause de son rôle dans le gouvernement collaborationniste. Tous les deux sont homosexuels. Faÿ, comme Gertrude, se voit décoré de la Croix de Guerre pour son engagement pour la Croix-Rouge pendant la Première Guerre. Et, pour tous les deux, comme pour beaucoup de Français, Pétain, l'auteur du « miracle » de la paix - capitulation « honorable » - atteint un statut presque divin. Ce qui expliquera, sans le justifier, leur projet de traduction de ses discours.
Faÿ est un curieux amalgame de modernité et d'ultra traditionalisme - ultra catholique, monarchiste dans l'âme, mais aussi étrangement fasciné par la civilisation du nouveau monde d'Amérique. Gertrude est, selon ses propres mots, une moderniste traditionnelle. Elle déclare a
Gertrude, comme Faÿ, rêve du retour de l'esprit du 18ème siècle, où chacun forgeait son destin. Ils sont nostalgiques de George Washington et détestent Franklin D. Roosevelt, qui symbolise pour eux l'état protecteur, destructeur d'initiative individuelle. On cite Stein qui assimile ce dernier d'un trait avec Staline, Blum, Mussolini en se rebellant, purement linguistiquement d'ailleurs, contre les « pères ». Dans le chaos de l'entre-deux-guerres, où toutes sortes de courants politiques se confrontent partout en Europe - surtout le communisme et le populisme - elle, conservatrice, penche du côté droit, alors que Faÿ franchit le point de non-retour.
Faÿ fait d'abord son chemin avec Proust et Gide, mais politiquement s'allie bientôt avec l'Action française de Maurras. Il obtient le titre très prestigieux de Directeur de la Bibliothèque Nationale, et collabore avec l'occupant dans les appropriations. En tant que l'un des cinq collaborateurs intimes du gouvernement Pétain, il est les yeux et les oreilles du maréchal à Paris, et un ennemi acharné des « judéo-maçons ». Barbara Will [1] cite une des nouvelles de Faÿ où le protagoniste se trouve dans le métro entre le jeune homme aux traits du Christ, le sauveur, et un vieux au revolver décrit comme juif, sournois, cause de tous les maux, typique dans la propagande raciste. Après avoir réquisitionné archives et objets au siège du Grand Orient à Paris, Faÿ se vante d’avoir fait le sacrifice de dormir sur place. Le « fruit »de ses « efforts » : mille Francs-Maçons dans les camps de concentration, dont la moitié a perdu la vie.
Comment Gertrude a-t-elle pu se lier d'amitié avec un tel homme? Elle, une femme juive avec une compagne juive?
Pour elle, la question de son appartenance à une race n’existait pas. Mais, dit-
Faÿ, quant à lui, la voit curieusement comme une apparition sortie tout droit du Vieux Testament. Il l'appelle «la sainte Gertrude», et son salon «La Chapelle de Notre-Dame». Les attributs catholiques la fascinent. Elle écrit des textes où figurent des saints, y compris un opéra, « Four Saints in Three Acts ». Comme beaucoup elle croit aux prophéties, entre autres celle de la sainte Odile annonçant la défaite et l'instauration de Pétain. Après la mort de Stein, Faÿ convainc Alice de se faire baptiser, pour rejoindre Gertrude aux cieux. « Saints comme des génies c'est tout le travail de juste être là à ne rien faire »
En fabriquant leur propre nuage, leur monde, ils refusent de voir la folie destructrice de leur temps.
[1] Auteure de "Unlikely Collaboration, Gertrude Stein, Bernard Faÿ, and the Vichy Dilemma" (Collaboration Improbable, Gertrude Stein, Bernard Faÿ, et le Dilemme de Vichy)
Comments
You can follow this conversation by subscribing to the comment feed for this post.