2ème partie : quand un botaniste devient agent secret
L'article suivant a été redigé a notre intention par Régis Pluchet, journaliste retraité. Mr. Pluchet est l'arrière-arrière-petit-neveu d’André Michaux, dont le parcours historique et passionant est raconté dans ces lignes.
Nous avons vu, dans la 1ère partie de cette histoire, comment, pendant l’hiver 1793, Jefferson négocie avec André Michaux les conditions dans lesquelles ce botaniste français va partir à la recherche de la route du Pacifique. Début mai, tout est prêt pour le départ, mais l’arrivée de M. Genet, premier ambassadeur envoyé par la République française va tout remettre en question.
« M. Genet est venu me voir, et m'a lu très rapidement les instructions qu’il avait préparé pour Michaux qui est sur le point de se rendre au Kentucky, ainsi qu’une adresse aux habitants de la Louisiane et une autre à ceux du Canada. Dans ces papiers il semble qu'en plus d'encourager ces habitants à l'insurrection, il parle de deux généraux du Kentucky qui lui ont proposé d'aller prendre La Nouvelle Orléans. » Cette note très étonnante que Jefferson relate dans son journal personnel à la date du 5 juillet 1793 raconte une visite confidentielle d’Edmond Genet, le premier ambassadeur envoyé aux États-Unis par la jeune République française, qui a été proclamée en septembre précédent.
En arrivant à Philadelphie le 16 mai 1793, Genet trouve une lettre du général George Rogers Clark, héros de la Guerre d’indépendance, connu pour avoir pris aux Anglais le territoire des Illinois. Clark savait que le gouvernement français cherchait à libérer la Louisiane du joug espagnol et il proposait de recruter des hommes à cet effet, si la France voulait bien financer cette opération. Cette lettre tombe à point nommé pour Genet qui avait reçu à Paris des instructions secrètes l’enjoignant de mener une telle opération et lui conseillant par ailleurs de consulter Michaux, dont il pourrait obtenir des informations utiles, étant donné sa grande expérience des voyages. Deux jours après son arrivée, puis à plusieurs reprises, il reçoit Michaux. Après lui avoir remis un rapport détaillé sur les longs voyages d’exploration depuis sept ans, Michaux lui en remet un second sur la situation politique des anciennes colonies françaises, insistant sur la nécessité de libérer la Louisiane du joug espagnol et le Canada de celui des Anglais. Michaux est un membre actif du club républicain formé en février par les Français de Philadelphie. Genet comprend qu’il a sous la main l’homme idéal pour lui servir d’émissaire auprès du général Clark. Sous le couvert de sa mission botanique, il le charge d’une mission secrète : porter sa réponse à Louisville, au Kentucky, où Clark réside. (Voir la carte ci-dessous) Genet lui propose le titre de commandant d’une Légion révolutionnaire du Mississippi qu’il formerait avec ses recrues. Michaux est chargé de superviser ce recrutement et de prendre aussi des contacts au Kentucky et en Louisiane.
Michaux n’a donc plus pour priorité la recherche la route du Pacifique, mais ce voyage pourra contribuer à la préparer. Peu avant son départ, Genet qui sait les risques de l’entreprise et d’un éventuel scandale diplomatique, préfère consulter à titre confidentiel Jefferson. Jeune diplomate, Genet avait assisté aux négociations de paix organisées par la France entre l’Angleterre et les États-Unis et était aux côté du ministre des Affaires étrangères, le jour où il reçut le premier ambassadeur officiel des États-Unis en France : Thomas Jefferson. Ce dernier connait donc bien Genet et apprécie ses compétences. Grand ami de la France, il souhaite venir en aide à la jeune République, qui est en guerre contre une coalition européenne et menacée notamment par les Anglais et les Espagnols. Le gouvernement, comme l’opinion publique américaine, est divisé entre pro-français et pro-anglais, mais les ministres s’accordent sur la nécessité de ne pas laisser les partisans de chaque camp s’affronter sur le territoire des États-Unis et adoptent une politique de neutralité.
Lors de la visite confidentielle de Genet, Jefferson est très attentif à ses propos. Il lui répond que tout Américain qui engagerait des hostilités contre un pays en paix avec les États-Unis serait poursuivi et condamné à mort. Mais il ajoute que si une insurrection avait lieu en Louisiane, ce n’était pas son affaire. Sans le dire explicitement, Jefferson voyait dans une telle opération une chance pour les États-Unis et notamment pour développer le commerce avec La Nouvelle Orléans que les Espagnols entravaient en s’opposant à la navigation sur le Mississippi. L’ambiguïté de sa réponse est telle que Genet l’interprète comme une approbation, d’autant plus que Jefferson accepte de lui donner une lettre recommandant Michaux auprès du gouverneur du Kentucky.
Mission secrète au Kentucky
Michaux part pour le Kentucky le 15 juillet, par la route de l’ouest à travers la Pennsylvanie et arrive à Louisville deux mois plus tard. Il rencontre le général Clark le 17 septembre. Leur entretien est chaleureux, Clark s’engage à ne rien faire sur le territoire des États-Unis, mais insiste sur la nécessité d’un important apport d’argent. Un second rendez-vous est pris et, dans l’intervalle, tout en multipliant les observations botaniques, Michaux prend contact avec des négociants kentuckois, partisans de la République française et désirant la liberté de navigation sur le Mississippi, pour leur demander leur soutien. Si la plupart approuvent l’entreprise, ils restent sur la réserve et n’acceptent pas de participer à son financement. Après avoir rencontré à nouveau Clark, Michaux repart début novembre pour Philadelphie où il est de retour un mois plus tard. Il a pris un autre itinéraire qui va lui permettre de faire de nombreuses observations botaniques et géographiques. Il traverse le Kentucky vers le sud, gagne le Tennessee traverse les « wilderness » des montagnes du Cumberland, après s’être joint à une caravane armée en raison du danger des rencontres avec les Indiens. Il traverse ensuite les Appalaches et les Blue Ridge Mountains arrivant à Philadelphie mi-décembre, par la Grande vallée des Appalaches, après cinq mois et plus de 3000 km de voyage.
Il assure Genet de la fiabilité des plans de Clark. Mais l’ambassadeur est dans une situation très critique. Depuis son arrivée aux États-Unis, il n’a cessé de favoriser l’armement de corsaires qui ont capturé plusieurs navires anglais, violant ainsi la neutralité officielle. Pressé par Washington, Jefferson a écrit en septembre au gouvernement français pour demander son rappel. Qui plus est, en octobre, les Espagnols qui ont appris les plans de Clark se plaignent auprès de Jefferson. En France, Robespierre et les Montagnards ont pris le pouvoir et mis en accusations les Girondins qu’ils viennent de renverser. La France décide de nommer un nouvel ambassadeur. Celui-ci n’arrivera qu’en février 1794 et Genet est encore en place quand Michaux est de retour. Malgré l’annonce de son prochain renvoi, Genet garde encore Michaux auprès de lui jusqu’en février, espérant toujours pouvoir le renvoyer auprès du général Clark. Michaux pendant ce temps, reprend contact avec ses amis de la Société philosophique et va même rencontrer Jefferson, à deux reprises. Il leur fait part des nombreuses observations botaniques faites dans ce voyage, mais n’a sûrement pas évoqué sa mission politique, pas même avec Jefferson dont il ignorait que Genet l’avait mis au courant.
Michaux retourne à Charleston au moment de l’arrivée du nouvel ambassadeur qui arrête le projet de Clark. Il retrouve son jardin deux ans après l’avoir quitté. Il se rendra aux Illinois en 1795, dans une longue expédition qui dura un an. Mais malgré son désir de franchir le Mississippi, il s’arrête sur ses bords, à Kaskaskia où il devait aller en 1793, revient en France en 1796 et meurt le 11 octobre 1802 à Madagascar, à l’âge de 56 ans, alors qu’il espérait encore retourner aux États-Unis. La route du Pacifique fut trouvée par Lewis et Clark, entre 1804 et 1806, lors d’une expédition organisée par Jefferson, alors président des États-Unis, sur la base du plan d’instructions qu’il avait tracé pour Michaux.
Son fils François-André Michaux qui avait séjourné aux États-Unis aux côtés de son père entre 1785 et 1790, reviendra achever l’œuvre de ce dernier par deux longues missions botaniques (en 1802-1804 et 1806-1808), pendant lesquelles il aura des contacts épistolaires avec Jefferson. Dans l’une de ses lettres à ce dernier, en juillet 1806, François-André lui présentait les perspectives de sa nouvelle mission et lui envoyait le livre qu’il venait de publier sur son voyage de 1802 (voir ci-après). Jefferson le remercie avec une phrase qui vaut son pesant d’or : « Je ne doute pas que vos futures recherches aux États-Unis n’augmentent la dette de la science à l’égard de la famille Michaux ! »
François-André Michaux a publié les deux livres de son père : une Histoire des chênes de l’Amérique septentrionale (traduite en anglais sous le titre de Quercus or Oaks) et la Flora boreali-americana, première flore de tous les États-Unis (dans les frontières de l’époque), publiée en latin. Il publiera à son tour deux livres où il est souvent question de son père : Voyages à l’ouest des Monts Alleghanys dans les États de l’Ohio, du Kentucky et du Tennessee et retour à Charleston (en anglais : Travels to the West of the Alleghany Mountains ...) et Histoire des arbres forestiers de l’Amérique septentrionale (The North American Sylva), un ouvrage en trois volumes qui reste une référence.
André Michaux nous a laissé un héritage considérable, enrichi et transmis par son fils. J’en parlerai dans quelques semaines dans une troisième partie à laquelle j’ajouterai aussi quelques précisions sur sa jeunesse et sa formation.
Mise à jour : La troisième partie de cet article est accessible ici. (https://bit.ly/3AMhnuz)
L’extraordinaire voyage d’un botaniste en Perse – André Michaux (1782-1785),
éditions Privat, France, 2014.
Lecture supplémentaire :
The Forgotten French Scientist Who Courted Thomas Jefferson—and Got Pulled into Scandal
Smithsonian Magazine
Les interprètes de Lewis et Clark
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