Préface
Dans le courant des mois prochains, nous nous proposons de publier une série d'articles sur trois francophones à peu près contemporains qui, chacun à leur manière, ont contribué à l'édification des États-Unis d'Amérique.
Nous commencerons par Albert Gallatin (January 29, 1761 – August 12, 1849)
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Timbre américain, 1961 |
Medaille de bronze |
Billet de banque américain, 1862, |
À l'occasion du 250ème anniversaire de sa naissance en 2012, la Bibliothèque et la Ville de Genève rendent hommage à Albert Gallatin en organisant une exposition et un cycle de manifestations sur le thème : « Albert Gallatin, un Genevois aux sources du rêve américain ».[1]
© Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire | ||
Genève, vue des hauteurs de Saint-Jean. |
(Document obligeamment fourni par le Service photographique du Musée d'art et d'histoire de la Ville de Genève.)
Depuis 1536, Genève est une république indépendante qui doit se protéger des convoitises savoyardes et françaises. À l'époque de Gallatin, la ville est encore enserrée dans d'imposantes fortifications qui ne disparaîtront qu'en 1850
Mais, qui est donc Abraham, Alphonse, Albert Gallatin? C'est un Genevois qui naît le 29 janvier 1761, dans une maison patricienne de la rue des Granges, au cœur de la vielle ville et à une centaine de mètres de celle (plus modeste) où Jean-Jacques Rousseau avait vu le jour, cinquante ans plus tôt.
La maison natale d'Albert Gallatin, |
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Il appartient à une vieille famille de la bourgeoisie genevoise, de celles qui président alors aux destinées de la République et lui fournissent des magistrats, des pasteurs et des banquiers. Autre point commun avec Rousseau, il est orphelin très tôt et connaît une enfance malheureuse que vient seulement adoucir la présence de sa grand-mère paternelle, Louise-Suzanne Gallatin, voisine et amie de Voltaire. Grâce à elle, il s'imprègne dès le plus jeune âge de la philosophie des Lumières, empreinte qui jouera par la suite un rôle déterminant dans son engagement politique. Qui sait si, plus tard, ce propos de Voltaire: « Oui, si la mer ne me faisait pas un mal insupportable, ce serait dans ton sein, ô Pennsylvanie, que j'irais finir le reste de ma carrière » [2] n'a pas inspiré son installation là-bas?
Le jeune Albert, intelligent et studieux, fait de bonnes études à l'Académie (fondée par Jean Calvin) où il acquiert une solide formation scientifique et littéraire qui sera tout le capital intellectuel dont il disposera pour accéder ensuite aux postes les plus prestigieux de la jeune nation américaine. À dix-neuf ans, renonçant à l'appel des fanfares – sa grand-mère voulait qu'il devienne officier – Albert Gallatin quitte secrètement Genève en avril 1780, avec son ami Henri Serre. Les deux compères s'embarquent à Lorient le 27 mai 1780, et foulent le sol américain à Cape Ann, le 14 juillet suivant. Peu attiré par la politique, Gallatin entend réussir dans les affaires, mais il veut surtout découvrir les grands espaces qui lui ont tant manqué jusqu'ici
On est en pleine guerre d'Indépendance et les États-Unis d'Amérique n'existent pas encore. Le combat est encore incertain; les Insurgés viennent d'éprouver un revers à Camden et d'être trahis par Benedict Arnold. Les deux immigrants commencent par occuper de petits emplois et sont bûcherons dans les forêts du Maine où ils ont un premier contact avec des indiens Abénakis. Cela, on le verra, laissera des traces. En juillet 1782, Gallatin obtient un poste d'enseignant de français au Collège d'Harvard, à Cambridge.
Mais, les terres vierges l'attirent et, avec quelques amis, il acquiert un domaine de 185 hectares aux confins occidentaux de la Pennsylvanie, Friendship Hill.
Friendship Hill – aujourd'hui un site historique national des États Unis
Après divers mécomptes et le décès de sa première épouse, Sophie, Gallatin se lance dans la politique, et entame une carrière exceptionnelle, marquée par la diversité des domaines d'intérêt (politique, diplomatie, économie et ethnologie).
Dès l'origine de la nation américaine, deux tendances s'affrontent: les Fédéralistes, partisans d'un pouvoir central fort, et les Anti-Fédéralistes, défenseurs des droits des États fédérés. Les premiers se concentrent dans le Nord, et les seconds, se recrutent surtout dans le Sud. Cet antagonisme sera tenace et aboutira, quelques décennies plus tard à la guerre civile que l'on sait. Gallatin est anti-fédéraliste et c'est à ce titre qu'il fait son entrée dans l'arène politique en représentant son comté à un congrès qui se tient à Harrisburg, en 1788. Détail qui intéressera les traducteurs, il rédige bien, et c'est ce qui le distinguera à ses débuts. Or, « qui tient la plume, tient la salle ». Il travaille énormément et a le souci du détail. Du coup, c'est lui qui participe à la rédaction des dix premiers amendements apportés à la Constitution dans le but de mieux garantir les droits des citoyens et qui s'inspirent du célèbre Bill of Rights de James Madison.
En 1794, Gallatin est élu à la Chambre des Représentants et il œuvre à la création d'une Commission des ressources budgétaires (House Ways and Means Committee) afin de mieux encadrer l'action du Trésor. Très vite, Gallatin s'impose comme le porte-parole de l'opposition républicaine, c'est-à-dire de la tendance qui deviendra plus tard le Parti Démocrate. Lorsque ce mouvement d'idées arrive au pouvoir avec l'élection de Thomas Jefferson, Gallatin devient Secrétaire au Trésor et le demeure pendant treize ans, ce qui constitue un record jamais été battu jusqu'ici. Il fera même si bien que deux présidents Madison (en 1816) et Tyler (en 1843) lui demanderont vainement de reprendre son poste.
Gallatin est le champion de la rigueur budgétaire et de l'allègement de la dette publique. Les circonstances ne lui sont pourtant pas favorables puisque la guerre de 1812 avec la Grande-Bretagne obère lourdement le budget fédéral. Entretemps, il lui a fallu financer l'achat de la Louisiane, en 1803, pour 15 millions de dollars.
Ayant réussi à financer la guerre de 1812, il va aussi savoir honorablement y mettre fin en négociant avec les Anglais la Paix de Gand (1814). En cela, il fait montre d'un indéniable talent de négociateur. Peut-être parce qu'il est, selon l'un de ses biographes: « le plus extraordinaire mélange d'entêtement et de souplesse ». Cette guerre, dans laquelle certains ont voulu voir une seconde manche de la guerre d'Indépendance, s'achève par un statu quo ante bellum, à savoir une confirmation du traité de Paris de 1783. Surtout, ce traité scelle entre la jeune république et l'ancienne puissance coloniale une alliance durable qui résistera même à la crise de la guerre de Sécession.
Mais Gallatin, s'il se retire alors de l'arène politique, continue de créer et d'entreprendre. Dans le domaine bancaire, il fonde avec son ami John Astor, la National Bank of New York dont descend l'actuelle JP Morgan Chase Bank. Dans celui de l'éducation supérieure, il est l'un des cofondateurs de l'Université de New York et le président de la Société d'histoire de New York. Il s'intéresse de plus en plus aux Amérindiens et à leurs langues, au point de dresser le premier atlas linguistique du continent américain et de figurer (en 1842) parmi les fondateurs de la Société américaine d'ethnologie.
Homme d'action et d'étude, Gallatin mène encore un dernier combat pour s'opposer à la guerre contre le Mexique à propos du Texas. Il ne parvient pas à empêcher les hostilités, pas plus qu'il n'empêchera les déplacements massifs de populations indiennes.
Albert Gallatin meurt le 13 août 1849. Il repose dans le petit cimetière de Trinity Church, au milieu de la forêt d'édifices de la pointe de Manhattan, à deux pas de son grand adversaire politique, Alexander Hamilton.
Tombe d'Albert Gallatin,
dans le petit cimetière de Trinity Church, à Manhattan.
Le cimetière de l'église de la Trinité est l'un des plus anciens de New York. D'aucuns disent avoir entendu, la nuit, des rires fuser d'une tombe, mais sans pouvoir identifier celle-ci avec précision.
Quel fut donc le secret de ce destin étonnant s'il en est? Tour à tour bûcheron, enseignant, agriculteur, arpenteur, député, Secrétaire au Trésor, diplomate, financier, ethnologue, Gallatin a réussi dans tout ce qu'il entreprit. C'est, dit-on, la marque du génie. Mais, surtout, Gallatin possédait des qualités de sérieux et d'application qui tenaient tout entières dans sa devise: Age quod agis, ce que tu fais, fais-le bien!
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[1] L'exposition est réalisée en partenariat avec la New York Historical Society et la Fondation pour l'histoire des Suisses dans le monde, sous la coordination de Mme Fabienne Finat, Commissaire de l'exposition. Madame Finat a bien voulu nous fournir quelques-unes des illustrations du présent article et nous l'en remercions sincèrement.
En 2012, cette exposition traversera l'Atlantique pour être présentée à la Bobst Gallery de l'Université de New York ainsi qu'au site historique national de Friendship Hill, en Pennsylvanie.
[2] Voltaire. Questions sur l'Encyclopédie. Genève, 1777, Vol.6. Note sur les Quakers.
Jean Leclercq
Bibliographie:
- Albert Gallatin, un Genevois aux sources du rêve américain. Guide français-anglais réunissant des textes de l'exposition. Publié par la Bibliothèque de Genève, octobre 2011.
- Adams, Henry. The Life of Albert Gallatin. J.B. Philadelphia and London, Lippincott & Co, 1879.
- Dungan, Nicholas. Gallatin: America's Swiss Founding Father. New York and London, New York University Press, 2010.
(Référence obligeamment fournie par Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur de Suisse aux États-Unis d'Amérique, que nous remercions vivement).
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