Johann Morri a étudié le droit en France et aux États-Unis. Juge administratif en France (actuellement en disponibilité), il a été enseignant vacataire a l’Université de Californie (Berkeley) et exerce actuellement des fonctions d'enseignement et de coordination pédagogique à UC Davis. Nous le remercions vivement d'avoir bien voulu redige l’article ci-après à notre intention.
Alors qu’une nouvelle année judiciaire (« term ») débute pour la Cour Suprême des Etats-Unis, la montée en puissance des juges conservateurs au sein de la Cour (avec une majorité de 6 juges sur 9) suscite les interrogations sur l’évolution possible de sa jurisprudence et l’avenir de l’institution. La Cour a récemment refusé de suspendre la loi du Texas restreignant drastiquement le droit à l’avortement, laissant cette loi en vigueur pendant qu’elle est contestée au fond. Ce faisant, elle a alimenté les spéculations sur un possible abandon de la jurisprudence Roe v. Wade (1973), qui a consacré ce droit. Par ailleurs, une commission nommée par le président Biden réfléchit à de possibles évolutions dans la composition de la cour, allant d’une expansion du nombre de juges à une réforme de la durée des nominations. Même s’il est peu probable qu’elle aboutisse à une réforme, la mise en place de cette commission répond à la suggestion de « court packing » (expansion du nombre de juges) [1] avancée par une partie des Démocrates. Elle témoigne d’une inquiétude face à l’évolution conservatrice de la Cour.
La grille de lecture idéologique (« conservateurs » contre « progressistes »/ « libéraux ») est le plus souvent employée, à juste titre, pour décrire l’état des forces au sein de la Cour. Mais les querelles théoriques autour de l’interprétation de la Constitution sont un peu moins connues du grand public en dehors des Etats-Unis. C’est le cas, en particulier, de la notion « d’originalisme». L’ « originalisme » est une philosophie judiciaire et une méthode d’interprétation de la Constitution. Les originalistes considèrent que la Constitution doit être interprétée selon le sens qu’elle avait lors de son adoption en 1788. Ils se réfèrent donc au sens « originel » (« original meaning ») de la Constitution. Cette méthode s’oppose, notamment, à l’idée d’une « Constitution vivante (« living constitution ») dont le sens pourrait évoluer au fil du temps, en fonction de l’état de la société, de l’évolution des mœurs, etc.
La plupart des juges conservateurs de la Cour se réclament aujourd’hui de l’originalisme, avec des nuances. Les juges Thomas, Conney-Barret Kavanaugh et Gorsuch s’en réclament explicitement. Tout en en partageant certains des principes, le « chief justice » (Président de la Cour) Roberts et le juge Alito sont plus réticents à se classifier comme « originalistes », et défendent une approche plus pragmatique, mais qui rejoint souvent celle de leurs collègues.
Thomas | Barret, Kavanaugh, Gorsuch | Roberts, Alito |
Bien que l’originalisme prétende déterminer le sens originel de la Constitution, c’est-à-dire celui qu’elle avait en 1788 (et, pour les amendements, aux différentes époques de leur adoption), le terme « originaliste » n’est apparue que deux siècles environ après son adoption. Certes, on peut trouver des traces -éparses- de la méthode originaliste dans certaines opinions de la Cour au XIXème et au XXème siècle. Ainsi, dans l’arrêt Dredd Scott (1857), le Chief Justice Taney écrivait que, tant que la Constitution « reste inchangée, elle doit être interprétée comme elle était comprise au temps de son adoption (« but while it remains unaltered, it must be construed now as it was understood at the time of its adoption »). Dans les années 1950-60, le juge progressiste Hugo Black préconisait aussi de retourner au « langage et à l’histoire de la Constitution ». Il s’appuyait sur cette approche pour proposer une interprétation large et littérale de la liberté d’expression reconnue par le Premier amendement.
Mais la théorisation de l’originalisme est plus récente. Le juriste conservateur Robert Bork, candidat malheureux à Cour suprême des Etats-Unis en 1987, a été décrit comme le « parrain de l’originalisme moderne » (selon une formule du juge conservateur Guido Calabresi). Il a commencé à en développer les principes dans un article publié en 1971, puis dans des conférences dans les années 1970 et 1980, avant de résumer sa pensée dans un ouvrage publié en 1990, « The tempting of America ». Son originalisme se présente clairement comme une réaction à l’activisme judicaire de la Cour, débuté sous la présidence d’Earl Warren (qui présida la cour de 1953 à 1969) et poursuivi dans les années 1970 (malgré l’arrivée à la présidence de la Cour du conservateur Warren Burger). Durant les années Warren, la Cour a développé une jurisprudence progressiste dans des nombreux domaines : abolition de la ségrégation, développement des droits de la défense en matière pénale, extension de la liberté d’expression, reconnaissance du droit à la vie privée, du droit à la contraception, et du droit à l’avortement. Les conservateurs ont dénoncé cette jurisprudence, considérant qu’elle excédait l’interprétation stricte de la Constitution.
Le véritable tournant originaliste est la nomination à la cour d’Antonin Scalia (1936-2016), en 1986. Cette nomination est importante à plusieurs titres. Tout d’abord, c’est le premier juge de la Cour qui se réclame explicitement de l’originalisme (avant d’être rejoint par le juge Thomas, en 1991). Ensuite, il est aussi le tenant d’une forme particulière d’originalisme, la théorie de l’«original understanding ». Selon cette conception, le sens originel de la Constitution doit être interprété en se référant non pas à l’intention des Constituants (par exemple, en référence aux débats de la Convention constitutionnelle de Philadelphie) mais en fonction du texte lui-même et, plus précisément, de la façon dont il était compris par les citoyens lors de l’adoption de la Constitution. Un exemple emblématique de cette méthode est l’utilisation de dictionnaires contemporains de l’adoption de la Constitution. Le juge Scalia, décédé en 2016, était aussi un vulgarisateur de l’originalisme. Il en a popularisé les principes dans différents ouvrages, et dans de nombreuses conférences ou interviews. Il a aussi utilisé ses talents de débateur et de pamphlétaire pour polémiquer avec les adversaires de cette théorie et, parfois, avec d’autres juges de la Cour, comme la juge O’Connor ou le juge Kennedy.
L’originalisme repose sur deux présupposés essentiels. Le premier est qu’il est possible de déterminer le sens originel de la Constitution. Le second est que, une fois ce sens déterminé, le juge doit s’y tenir, en se cantonnant à un rôle d’interprète : il ne lui appartient pas d’adapter, et encore moins de créer le droit. Dans cette perspective, par exemple, la reconnaissance d’un droit à l’avortement ou d’un droit au mariage entre personnes de même sexe apparaissent comme une aberration. L’originalisme considère également que le sens de la Constitution est figé une fois pour toute : les originalistes considèrent que seul l’amendement de la Constitution permet d’en faire évoluer le sens. L’originalisme est donc à la fois une théorie de l’interprétation et une théorie de la séparation des pouvoirs. Il offre, au moins en apparence, une réponse simple et cohérente à des questions fondamentales du droit constitutionnel, telles que la délimitation du rôle du juge, du législateur et du constituant.
Malgré l’engouement qu’elle a suscité chez les juges et juristes conservateurs, et parfois au-delà, l’originalisme est une théorie critiquable et critiquée. [2] Ses détracteurs font d’abord valoir la fragilité de ses présupposés. D’une part, il n’est pas du tout évident que l’on puisse déterminer avec certitude le sens de la Constitution, et a plus forte raison « un » sens. Certaines dispositions sont particulièrement obscures, comme le Deuxième amendement (sur le droit de porter des armes).
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D’autres dispositions, nombreuses, sont d’un tel niveau de généralité, que la détermination de leur portée concrète laisse nécessairement au juge une large marge de manœuvre. L’idée que le juge ne serait que « la bouche de la loi » (selon la célèbre formule de Montesquieu) est sans doute séduisante, mais elle ne résiste guère à l’observation concrète des problèmes qu’il a à trancher et de la façon dont il les tranche. Même si on se souscrit pas à la théorie « réaliste » de l’interprétation (qui considère que c’est toujours le juge qui, in fine, détermine le contenu des règles) force est de constater que, comme l’écrivait le chief justice John Marshall dans Mc Mulloch v. Maryland, c’est la nature même d’une Constitution de se cantonner à un certain degré de généralité. Or, plus une disposition a une portée générale, plus il est possible d’en développer des interprétations différentes. Certes, l’originalisme peut sans doute permettre d’exclure quelques interprétations manifestement anachroniques. Mais il est loin d’offrir un mode d’emploi pour une interprétation mécanique de la constitution.
A supposer même que l’on puisse déterminer le sens « originel » de la Constitution, est-il acceptable que ce sens soit complètement figé ? Il ne fait guère de doute, par exemple, que l’égalité civile hommes-femmes n’était pas incluse dans la constitution originelle (qui a été adoptée à une époque où seuls les hommes pour voter et être élus) et qu’elle n’était ni incluse dans le 14ème amendement (adopté après la guerre de Sécession), ni dans le 19ème amendement (adopté en 1920), qui ne concerne que le droit de vote des femmes. Pour autant, était-il acceptable de laisser ce principe sans aucune garantie constitutionnelle ? Ou, pour prendre un autre exemple, est-il justifiable d’appliquer, s’agissant du droit de porter des armes, des principes développés pour des mousquets à un coup, quand un fusil automatique contemporain peut faire des dizaines de victimes à la minute ? A cette objection, les originalistes font valoir qu’il est toujours possible d’amender la Constitution. Mais la difficulté du processus d’amendement affaiblit la portée pratique de cette objection. En pratique, le juge aura presque toujours le dernier mot.
Au total, l’originalisme se présente comme une théorie d’apparence cohérente, qui prétend offrir des réponses simples à des questions fondamentales, comme celle de la place du juge, de la séparation des pouvoirs, et de la nature de l’interprétation. Mais cette simplicité résiste mal à l’analyse ou à la mise en pratique : en réalité, réduire le juge à la « bouche de la loi » n’est ni possible, ni souhaitable. Prétendre le contraire est peut-être confortable, mais conduit davantage à dissimuler les problèmes (Quelles limites pour le rôle de la Cour suprême ? Comment interpréter la Constitution ?) qu’à les résoudre.
[1] Commentaire du blog : Le projet de loi de réforme des procédures judiciaires de 1937 (en anglais Judicial Procedures Reform Bill of 1937), souvent appelé le Court-packing plan ( « plan de mise en boite ou d'emballage de la cour ») était une initiative législative proposée par le président américain Franklin D. Roosevelt pour ajouter plus de juges à la Cour Suprême des États-Unis afin d'obtenir des décisions favorables concernant les législations du New Deal que la Cour avait jugées inconstitutionnelles. (Wikipedia)
[2]
Article de la plume du même auteur :
La Court suprême dans la culture populaire americaine
Lecture supplémentaire :
Les guêpes, les juifs et les catholiques
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