L'article qui suit est basé sur un chapitre du livre Lafayette in Two Worlds: public cultures and personal identities in an age of revolutions (Editions University of North Carolina) par Lloyd S. Kramer, professeur d'histoire à l'université de North Carolina, qui l'a reformulé à notre intention. Nous le remercions chaleureusement.
Lloyd Kramer s’intéresse à l’histoire de l’Europe moderne, notamment la France du dix-neuvième siècle. Il est particulièrement intéressé par les processus historiques qui forgent les identités culturelles, y compris les échanges interculturels et l’émergence du nationalisme moderne. Le rôle des intellectuels dans les sociétés modernes et les bases de la connaissance historique sont également des sujets qui présentent un intérêt particulier dans ses travaux de recherche et son enseignement.
L'article a été traduit par Danielle Bertrand. Nous en sommes très reconnaissant.
Danielle a fait ses études à Aix-en-Provence et après avoir passé l’agrégation, elle a enseigné l’histoire et la géographie dans différents lycées en France et trois ans au Lycée Charles de Gaulle à ANKARA.
Depuis qu’elle se retraitée, elle continue à s’intéresser à l’histoire. Danielle fait partie d’un groupe qui travaille sur l’histoire de son département et qui a publié plusieurs ouvrages dont « Subir, mais lutter » et « Drômois et Drômoises et la Seconde guerre mondiale. »
Des milliers de visiteurs étrangers ont voyagé aux États Unis depuis la Révolution américaine, mais aucune de ces visites d’étrangers n’a eu plus d’influence sur la politique et la culture américaines que les fameux voyages de Lafayette (1824-1825) et d’Alexis de Tocqueville (1831-1832). Ces deux aristocrates français ont apporté, venant de l’étranger, des confirmations de l’image qu’ont d’eux-mêmes les Américains, image qui a forgé l’identité nationale de l’Amérique au début du dix-neuvième siècle, et ce qui suit est resté depuis un thème dominant de l’idéologie nationale : la conviction que les Pères Fondateurs de l’Amérique, les institutions et la liberté, ont créé la société la plus démocratique, la plus égalitaire et la plus prospère du monde. Bien que l’identité nationale de l’Amérique, comme celle des autres sociétés, ait toujours dépendu des interactions avec d’autres nations, les Américains n’ont presque jamais incorporé des récits étrangers à propos de leur histoire ou de leur culture dans leur vie publique et intellectuelle aussi pleinement qu’ils ont assimilé les vues de Lafayette et Tocqueville.
Alexis Charles Henri Clérel, Comte de Tocqueville (1805-59) |
Marie-Joseph Paul Yves Roch Gilbert du Motier, Marquis de La Fayette (1757 – 1834) |
Cet article compare la « tournée » de Lafayette en 1824-25 et le voyage de Tocqueville au début des années trente, et examine les diverses similitudes et différences dans le regard qu’ils ont porté sur l’Amérique. Les deux hommes donnèrent aux Américains des images respectueuses, flatteuses, des réalisations de la nouvelle nation et de ce que cela signifiait pour le monde, mais leurs voyages et leurs récits, qui se recoupent, différèrent aussi dans des façons qui aident à expliquer le statut héroïque de Lafayette dans la culture populaire, et le statut héroïque de Tocqueville dans la culture intellectuelle de l’élite d’Amérique. Lafayette et Tocqueville ont beaucoup en commun. Ils appartiennent tous deux à d’anciennes familles nobles qui, dans leur statut personnel et leur fortune, ont souffert de la Révolution française. Tous deux ont manifesté très tôt un intérêt pour l’Amérique, ont voyagé quand ils étaient jeunes, et sont devenus célèbres en tirant de leurs expériences américaines des textes qui furent bien accueillis aux États Unis autant qu’en France. Ayant participé tout au long de leur vie aux conflits politiques français ils furent tous deux déçus par les révolutions, critiques à propos des gouvernements français répressifs, et passionnément, religieusement même, attachés à l’idée de liberté. Finalement, bien qu’ils n’aient eu l’un avec l’autre qu’une relation passagère et fortuite, ils avaient beaucoup de connaissances communes et étaient liés aux mêmes cercles choisis de la société et de la vie politique française. Cependant leur « tour des États Unis » différèrent de bien des façons qui montrent les buts différents de leurs voyages.
Lafayette fut invité aux États Unis par le Président James Monroe , pour rendre hommage aux services rendus lors de la Révolution Américaine, aussi son « tour d’Amérique » fut essentiellement un voyage public pendant lequel il fit des visites privées à de vieux amis tels que Thomas Jefferson, John Adams, Albert Gallatin et John Quincy Adams. Tocqueville visita les États Unis car il craignait que sa carrière de magistrat d’une cour française fût compromise après la Révolution de 1830, aussi son « tour d’Amérique » fut essentiellement un voyage privé, au cours duquel il rencontra de hauts fonctionnaires, des intellectuels éminents des juges locaux et le Président Andrew Jackson.
Les motivations publiques, symboliques, de Lafayette l’amenèrent à voyager dans un plus grand nombre d’états (il s’arrêta en tout dans vingt-quatre), à passer plus de temps dans le Sud, à siéger ou être présent dans d’innombrables réceptions officielles, ce que Tocqueville n’eut jamais à supporter. Lafayette voyagea aux États Unis avec les obligations et l’accueil d’un dignitaire étranger ; Tocqueville voyagea comme un anthropologue précoce, à la recherche « d’informateurs locaux »
Il semble peu probable qu’aucun autre personnage public étranger ait jamais voyagé en autant de lieux, et personnellement salué autant d’Américains qu’en rencontra Lafayette au cours de sa tournée de treize mois. L’accueil public fait au plus célèbre ami européen devint un moyen pour les Américains de montrer qu’ils étaient des républicains reconnaissants et vertueux (contrairement aux anciens Romains) , qu’ils étaient les enfants couronnés de succès de l’héroïque génération révolutionnaire, et qu’ils étaient unis pour chercher à préserver l’héritage de l’indépendance américaine. Dès le début le périple de Lafayette fit naître des récits publics à propos de la portée historique de ce voyage et de ce qu’il signifiait pour l’Amérique. Ces récits parurent dans les articles de presse et les éditoriaux qui accompagnèrent chaque étape du voyage, et plus tard dans la traduction en anglais de l’ouvrage en deux volumes d’Auguste Levasseur, récapitulation rétrospective de tout l’événement, Lafayette en Amérique en 1824 et 1835, (1829) [1] . La « chronique Lafayette » dans la presse américaine tendait à assimiler l’exemplarité de Lafayette à l’exemplarité de l’Amérique, les deux suggérant que les actions couronnées de succès, vertueuses et fondées sur des principes pouvaient façonner l’histoire d’un homme unique, (Lafayette) et d’une nation unique (l’Amérique).
Le récit célèbre que Tocqueville fit de son périple, De la démocratie en Amérique (en deux volumes, 1835, 1840) était plus méthodique que celui de Lafayette et s’enrichit de la recherche et de la réflexion qui suivirent son retour en France. Quand cet ouvrage parvint aux Américains ce fut sous la forme d’un livre traduit plus que sous la forme de discours populaires, publics. Plus particulièrement le récit de Tocqueville atteignit plutôt les intellectuels, alors que celui de Lafayette atteignit les foules dans la rue, les hommes politiques et les lecteurs de journaux. Νéanmoins les deux récits donnèrent aux Américains une place exceptionnellement importante dans l’histoire du monde moderne, et suggèrèrent que la nouvelle nation proposait des leçons essentielles aux Européens du dix-neuvième siècle.
Telle que la décrivirent Lafayette et Tocqueville la signification de l’histoire américaine s’étendit bien au-delà du Nouveau Monde, parce que cela révèlait les conséquences politiques et sociales des choix démocratiques qu’avaient faits les Américains dans le demi-sièle qui avait suivi leur Révolution. Par conséquent la démocratie américaine offrait des leçons aux autres sociétés, bien que son histoire soit aussi unique. Étant donné l’importance des récits historiques dans la création des identités nationales le plus grand service que Lafayette et Tocqueville rendirent aux nationalistes américains fut de les assurer du fait que leur jeune nation avait déjà produit une histoire exceptionnelle. Réduite à sa signification la plus élementaire la popularité de Lafayette en 1824-1825 pourrait bien être attribuée à son habileté à offrir à l’Amérique une histoire d’elle-même brève et émouvante. Ce récit historique flattait la vanité américaine (un trait de caractère fort répandu comme l’a noté Tocqueville), il venait de quelqu’un qui était à la fois un «Père de la Révolution» et un étranger estimé (ses relations personnelles avec Georges Washington ET le fait qu’il vienne d’ailleurs, d’Europe, se combinaient pour donner à Lafayette son statut sans égal) et fournissait les thèmes les plus directs et les plus faciles à comprendre: (1) la Révolution Américaine était une révolution vertueuse, au succès unique. (2) les Américains avaient crée des institutions dont la réussite était sans égale. (3) La prospérité exceptionnelle de l’Amérique montrait la supériorité de ses institutions.
Où qu’il allât au cours de sa tournée, Lafayette trouva le moyen de réaffirmer ces thèmes populaires sans compromettre son image de vertu désintéressée. Tocqueville lui aussi traita chacun de ces thèmes et tira souvent les mêmes conclusions dans De la démocratie en Amérique, proposant de ce fait un commentaire plus analytique, plus détaillé à propos des croyances politiques et culturelles qui étaient apparues très tôt dans l’histoire américaine et avaient été si heureusement confirmées par Lafayette. Bien sûr, les deux visiteurs condamnèrent le système raciste de l’esclavage américain, bien que Lafayette se montrât plus prudent et plus «diplomate» que Tocqueville dans ses déclarations sur cette question pendant sa tournée très publique. Ils virent aussi les dangers dans les conflits raciaux et les différences entre les éléments de la société, et Tocqueville exprima des critiques beaucoup plus explicites sur une conformité culturelle tyrannique, étouffante, aux États Unis; mais leurs récits finalement tirérent argument du fait que l’avenir promis à l’Amérique surpassait les risques. Ainsi les Américains qui s’inquiétaient de l’avenir de la nation purent se rapprocher de ceux qui croyaient fermement que cet avenir était, en faisant bon accueil à deux récits français consacrés aux réalisations et au sens particuliers de l’histoire américaine.
La ressemblance essentielle unique de la nation entre les voyages fameux de Lafayette et Tocqueville réside dans leurs contributions à l’émergence de l’idéologie nationale de l’Amérique au dix-neuvième siècle. En dépit des différences évidentes dans l’accueil fait par le public à leur voyage et dans le style de leurs récits, ces deux aristocrates français apportèrent deux des plus importantes confirmations de l’auto-portrait national que l’Amérique recevrait jamais. Les récits de Lafayette et Tocqueville circulèrent à plusieurs niveaux de la culture américaine , servant les besoins des relations franco-américaines aussi bien que les besoins, à l’intérieur, des nationalistes américains. Le nationalisme américain se manifesta particulièrement dans les commentaires en forme d’auto-félicitations qui interprétèrent les vues de Lafayette et de Tocqueville comme des affirmations de l’identité nationale originale de l’Amérique; et ce fut le nationalisme américain qui donna à Lafayette et Tocqueville leur extraordinaire statut dans l’histoire américaine.
Les Américains célèbrèrent la présence de Lafayette en Amérique pour plusieurs raisons: la réapparition d’une figure célèbre d’une génération révolutionnaire dont la plupart des représentants avaient disparu, l’opportunité de montrer la «reconnaissance républicaine», l’occasion de souligner une unité nationale par delà les partis, la chance de mettre en valeur les organisationes civiques ou les milices locales et une excuse pour se livrer à des parades, des réceptions, des chants et des commémorations. Le sens le plus important de la visite de Lafayette pour maints commentateurs américains pourrait cependant résider dans la façon dont elle mit en lumière ce en quoi la nation différait de l’Europe sur le plan politique et culturel. Les auteurs d’éditoriaux et les orateurs décrivirent à l’envi la façon dont fut reçu Lafayette comme l’expression des idées qui distinguaient l’Amérique des autres pays. « Ce n’est pas un homme que nous acclamons » expliquait la Gazette des États Unis au moment où Lafayette arriva à Philadelphie «__nous honorons en la personne d’un individu honnête et digne d’éloges les principes pour lesquels il a pour notre pays sacrifié tout ce qui compte dans la vie. »
Les commentaires américains sur De la démocratie en Amérique furent tout aussi favorables que le furent les accueils faits à Lafayette, en partie parce les lecteurs américains furent convaincus qu’il décrivait les principes fondamentaux sur lesquels reposait leur société sans répéter les bien trop habituelles critiques d’autres récents auteurs européens (La critique ironique de Frances Trollope de la vie sociale américaine dans son livre sujet à controverse Les habitudes domestiques des Américains (1832) en est un exemple notoire). Tocqueville, par conséquent semblait savoir de quoi il parlait. Le point essentiel du livre de Tocqueville pour de nombreux critiques était cependant qu’il réussissait à montrer l’originalité de l’Amérique. Selon un article paru dans la Revue de New York, par exemple, Tocqueville était le premier auteur qui s’était efforcé de mettre le doigt sur l’origine des institutions démocratiques américaines et sur ce vers quoi elles tendaient...et de les confronter de façon honnête et impartiale avec les effets que produisent les formes aristocratiques de gouvernement en Europe.
Ces premières réactions aux récits américains de Lafayette et Tocqueville seraient répétés d’innombrables fois dans l’Amérique du dix-neuvième siècle et, dans une moindre mesure dans les publications libérales de l’Europe du dix-neuvième siècle. En dépit de leur profond enracinement dans la culture et la société françaises, aussi bien Lafayette que Tocqueville atteignirent leur plus grand succès et trouvèrent leurs plus enthousiastes admirateurs aux États Unis. Ils furent tous les deux chaudement adoptés par des électeurs américains différents, mais qui partageaient de solides convictions dans les qualités exceptionnelles de leur Révolution fondatrice, leurs institutions politiques et leur économie, bien qu’ils aient pu par ailleurs avoir des désaccords sur presque toutes les questions de politique et de culture.
Les deux hommes, après leur périple américain retournèrent à des carrières politiques actives en France, mais ni Lafayette ni Tocqueville ne trouveraient jamais en France le succès politique ou l’accueil qu’ils avaient trouvés en Amérique. Lafayette commanderait la Garde nationale en France après la Révolution de juillet 1830, et Tocqueville servirait comme Ministre des Affaires Étrangères après la Révolution de1848. Refusant les choix politiques des gouvernements qu’ils servaient, tous deux quittèrent leur position administrative pour se faire les avocats des conceptions de liberté et de démocratie qui ne seraient jamais pleinement acceptées dans la France du dix -neuvième siècle (et qui sont maintenant l’objet d’attaques soutenues dans l’Amérique du vingt et unième siècle). Quoi qu’il en soit, leur réputation aux États Unis a survécu et grandi en tant qu’expression historique extraordinaire des échanges interculturels qui forgent les identités nationales, «l’insatiable» goût américain pour la louange ( dont Tocqueville a débattu dans son livre) et le pouvoir idéologique permanent de la conception précoce et très résistante que l’Amérique a d’elle même.
[1] Voir notre interview avec M. Alan Hoffman, President de l'association des Amis américains de Lafayette.
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