...auquel ont assisté Marcel Proust, James Joyce, Igor Stravinski, Pablo Picasso et d'autres celebrités il y a cent ans.
R E C E N S I O N
Richard Davenport-Hines |
rédigé par Madame Nicole Dufresne, Senior Lecturer Emeritus (professeure emerita), Département de français et des études francophones, à l'Université de Californie, Los Angeles (U.C.L.A.), qui a bien voulu rédiger l'analyse suivante à notre intention. Nous avons montré ce commentaire à l'auteur, qui, semble-t-il, l'a bien apprécié. Sa réponse suit l'analyse de Madame Dufresne.
Prof. Nicole Dufresne
La parution de Proust at the Majestic : The Last Days of the Author Whose Book Changed Paris [i] par Richard Davenport-Hines en 2006 et sa traduction en français [ii] en 2008 ont suscité grand nombre de critiques enthousiastes d'experts en Proust. [iii] Entre le fameux souper au Majestic en mai 1922 au premier chapitre et la mort de Proust en novembre de la même année au dernier, Davenport-Hines examine avec finesse, érudition et humour la vie personnelle de l'auteur, les personnages et les thèmes de La Recherche, faisant ainsi émerger toute la société qui entourait Proust au début des années 20.
Davenport-Hines encadre son essai de deux lieux intérieurs – le Majestic, le palace moderniste de l'avenue Kléber [iv] et la chambre caverneuse de Proust, rue Hamelin - connectés par deux trajets extérieurs –de la chambre au Majestic et de la chambre au cimetière du Père Lachaise. Ces endroits délimitent l'acheminement de Proust à la fin de sa vie, le sanctuaire de la rue Hamelin étant le centre de travail et de souffrance de l'auteur. Je voudrais ici me concentrer sur la réunion nocturne au Majestic afin de démontrer son caractère à la fois exceptionnel et banal. C'est une soirée mondaine parmi bien d'autres à l'époque – sans doute l'équivalent aujourd'hui d'une post-Oscar party; cependant elle atteint une dimension mythique en rassemblant after-hours les grands du modernisme.
Le 18 mai 1922, un souper fin a lieu au Majestic pour fêter la première du ballet Le Renard de Stravinski interprété par les Ballets russes de Diaghilev avec une chorégraphie de Nijinska, la sœur de Nijinski. La soirée est donnée par un couple d'Anglais, Violet et Sydney Schiff, juifs fortunés, grands amateurs d'art, de musique et de littérature, mais elle est organisée par le célèbre impresario des Ballets russes Diaghilev, lui-même invité d'honneur. Une quarantaine de personnes sont invitées, soit par Diaghilev, soit par les Schiff : des femmes du monde (la princesse Edmond de Polignac qui avait commandité le ballet à Stravinski), le demi-monde des émigrés russes – danseurs, musiciens, peintres, Stravinski bien sûr et Picasso, très investi dans la création des décors des ballets russes, bref le tout-Paris du moment. Misia Sert, la mécène des Ballets russes, surnommée « Madame Verdurinska » par son amie Gabrielle Chanel, doit certainement assister à la soirée, car elle assure avec Diaghilev la médiation de ce nouveau gotha artistique, mais la liste des invités n'est pas publiée. [v] Cette soirée si soigneusement élaborée reste pourtant très tendue : Diaghilev est l'invité d'honneur, mais c'est aussi lui qui paie. Les critiques d'art (dont Clive Bell) observent, jugent et se moquent des amateurs d'art et autres invités. Amis et ennemis se toisent. Picasso s'ennuie. Diaghilev et Stravinski, bien que collaborateurs artistiques, entretiennent un rapport antagoniste depuis des années.[vi] L'imprésario est aussi enragé de la présence de Nijinska car elle lui rappelle Nijinski son ancien amant qui l'a laissé tomber pour se marier. La présence de Diaghilev doit exercer une tension érotique, lui qui a fait de la scène des Ballets russes un écrin public pour les beaux danseurs et chorégraphes – ses amants ou ses muses.[vii] Alors qu'on sert le café, James Joyce arrive l'air minable en titubant. Les Schiff ont sans doute du mal à cacher leur angoisse : l'ami intime qu'ils ont personnellement invité viendra-t-il ? Il s'agit évidemment de Marcel Proust. Celui-ci arrivera finalement vers deux heures trente du matin, élégamment vêtu ; malgré sa maladie, il ne peut laisser passer une telle occasion de se mêler au tout-Paris. La soirée est en effet l'apogée mondaine de la dernière année de sa vie.
Pablo Piccaso |
Marcel Proust | James Joyce | Igor Stravinsky |
Cette réception restreinte aux initiés, se situe hors du quotidien et de la normalité, puisqu'en pleine nuit, et chacun va y échanger conversations spirituelles ou mots acerbes en anglais, français ou russe. Les Schiff et Diaghilev facilitent les rencontres qui ne peuvent avoir lieu que dans un tel endroit, un tel « entre-deux » exclusif, toutefois des personnalités aussi monumentales que Stravinski, Picasso, Joyce et Proust peuvent-elles trouver un terrain d'entente ? Ainsi, la rencontre tant attendue de Proust et Joyce sera un fiasco : ils n'ont aucune appréciation pour leurs œuvres respectives.
A la fin de la soirée, Proust retourne chez lui en taxi avec les Schiff qui s'accrochent amoureusement à lui suivis de Joyce, l'indésirable, dont on arrivera difficilement à se débarrasser. La chambre de Proust est ce lieu caché, refuge pour écrire et souffrir, où seuls les intimes sont admis. Proust s'y cloîtrera durant les six mois à venir jusqu'à sa mort, le 18 novembre 1922. Trois jours plus tard, ce sera le passage de la mort privée à la mort publique et le cercueil de Proust sera amené au cimetière du Père-Lachaise accompagné du tout Paris. Au cimetière, en plein jour, se retrouveront ceux-là mêmes qui se trouvaient à la fête nocturne du Majestic.
En mai 1885, Paris donnait à Victor Hugo des funérailles nationales et la belle époque allait commencer avec une liberté artistique et culturelle inconcevable jusqu'alors. [viii] La culmination de cette ère de « banquets » et de fêtes fut la création par Diaghilev du ballet de Stravinski, Le Sacre du printemps, avec une chorégraphie de Nijinski en 1913. (Pour fêter le centenaire de l'œuvre, le Joffrey Ballet reprend en 2013 la chorégraphie originale.) On a comparé le scandale du Sacre à la bataille d'Hernani en 1830. Par ailleurs, la célébration du Renard peut se voir comme un coda à toute l'exubérance créatrice du début du vingtième siècle. Ceux qui accompagnèrent Proust à sa dernière demeure pensaient-ils à leur rencontre du 18 mai ? Etait-ce l'enterrement d'une époque révolue? Toujours est-il qu'avec sa mort Proust entrait vraiment dans le domaine public, lui qui avait toujours préféré vivre dans le privé et le nocturne, comme l'atteste la soirée au Majestic.
|
[1] L'édition originale a été publiée en Angleterre sous le titre A Night at the Majestic, Faber et Faber, 2006.
[ii] Davenport-Hines, Richard. Proust at the Majestic, Bloomsbury Press, 2006.
[iii] La traduction française de André Zavriew a été publiée sous le titre « Proust au Majestic » (Grasset & Fasquelle, 2008).
[iv] NDLR : En 1864, un aristocrate russe fit construire un hôtel particulier à l’emplacement de ce qui devint plus tard l’Hotel Majestic. Le noble russe vendit le palais en 1868 à la Reine Isabelle II d’Espagne qui l’établit comme son foyer d’exil pendant la Première République espagnole. Elle y habita durant 36 ans et le bâtiment fut nommé “palais de Castille”. Après la mort de la reine, la propriété fut acquise par Léonard Tauber (principal mécène des échecs français de la première moitié du 20ème siècle). Tauber fit démolir le palais et y fit construire l’”Hôtel Majestic” qui ouvrit ses portes en 1908. En 1936 il fut racheté par l’Etat. En 2007, le gouvernement français vendit le bâtiment qui, après restauration, devint un hôtel de luxe, le “Peninsula Paris”.
[v] Voir "Misia, Reine de Paris". Exposition au Musée d'Orsay, 12 juin-9 sept. 2012.
[vi] Joseph, Charles M. Diaghilev and Stravinsky, The Ballets Russes and Its World, Yale University Press, 1999.
[vii] Garafola, Lynn. "Reconfigurating the Sexes", The Ballets Russes and Its World, Yale University Press, 1999.
[viii] Shattuck, Roger. The Banquet Years, Vintage Books, 1955. Traduit en français sous le titre Les Primitifs de l'avant-garde, Rousseau, Satie, Jarry, Apollinaire.
Réponse de M. Davenport-Hines
I am grateful for this masterly yet playful summary of the opening and closing chapters of my book, with its mischievous and perceptive comparison of the Schiff dinner at the hotel Majestic to a post-Oscar party. My book is also a biographical essay which celebrates some of the supreme themes in A la recherche du temps perdu. I scrutinise the extent to which Proust and his contemporaries considered that he had a Jewish identity; the tremendous impact of Proust on literary London in the 1920s, and especially of his startling candour about sexual inversion; the spiritual masochism that led him to refuse medical treatment; and the passionate reaction of Parisians to the news of his death. I hope that readers will recognise that it is a book written with grateful pleasure by a lifelong and loving Proustien.
Lecture supplémentaire :
Proust : The Race Against Death, Graham Robb
The New York Review of Books, October 19, 2006
Comments
You can follow this conversation by subscribing to the comment feed for this post.