Depuis 342 ans, on ne sait toujours pas ce qu'il est advenu du Griffon, ce brigantin de 45 tonneaux que le découvreur de la Louisiane, René Robert Cavelier de La Salle, avait fait construire dans le Lac Érié et avec lequel il comptait explorer le cours du Mississippi. Avait-il sombré au cours d'une des redoutables tempêtes que connaissent les Grands Lacs ou son équipage de six hommes l'avait-il sabordé après s'être emparé de sa précieuse cargaison de fourrures ?
Route de voyages de La Salle, 1670-1687
En 1667, lorsqu'il arrive en Nouvelle-France, Cavelier de La Salle a 24 ans et une immense envie d'entreprendre. Il comprend vite que l'aventure se passe à l'ouest et commence à prendre part à des reconnaissances vers la région des Grands Lacs. Six ans après, deux voyageurs, un missionnaire français, le Père Marquette, et un aventurier canadien, Louis Joliet, empruntent la rivière des Illinois et découvrent le Mississippi (1673).
Dollar en argent frappé en 1936 à l'effigie du pionnier Louis Joliet (1645-1700) |
Timbre américain de 1968 en l'honneur de l'explorateur Jacques Marquette (1637-1675) |
Les moyens leur manquent pour aller plus loin et ils s'arrêtent à la hauteur du 34ème parallèle. À l'époque, ces voyages s'accomplissent à bord de frêles canots. Ceux-ci ont une armature en bois recouverte d'écorce qui leur confère une légèreté appréciable lors des portages, ces passages parcourus à pied pour contourner les rapides. Mais, dès qu'il s'agit de naviguer sur ces mers intérieures que sont les Grands Lacs, il faut disposer de bateaux plus grands et plus robustes. Aussi, lorsqu'il entreprend de poursuivre, neuf ans plus tard, l'œuvre de Marquette et Joliet, La Salle décide de se doter d'un véritable navire qu'il fera construire dans le lac Érié. Deux ans plus tôt (en 1678), son lieutenant, La Motte, a découvert l'immense cataracte qui sépare l'Érié de l'Ontario, et qu'il a baptisée Sault-de-Conty (avant qu'on ne la connaisse sous le nom de Chutes du Niagara). C'est donc au-delà de cet obstacle infranchissable qu'il lui faut posséder ce qui sera le premier navire
à voguer sur les Grands Lacs. Ce brigantin, il le nomme Griffon en l'honneur du gouverneur du Canada de l'époque, Louis de Buade, comte de Frontenac, dont les armoiries familiales portent l'animal mythologique à tête d'aigle et corps de lion : « D'azur à trois pattes de griffon ».
Armoiries des Frontenac : D'azur à trois pattes de griffon |
La construction du navire, réalisée en six semaines, en pleine brousse et avec les moyens du bord, est une prouesse technique de celui qui l'a dirigée, Henri de Tonti. Malheureusement, le Griffon se perd en 1680 dans le lac Michigan, dans ce que l'on appelle alors la Baie des Puants et que l'on rebaptisera plus tard la Baie Verte, alias Green Bay.
la Baie Verte |
La perte est un coup dur pour La Salle. Il se trouve privé de son navire-amiral et perd aussi la cargaison de fourrures qui devait contribuer au financement de l'expédition. Malgré cela, il descendra le Mississippi et découvrira la Louisiane. Il n'empêche qu'un an plus tard, Cavelier de La Salle ira interroger les indiens Potawatomi pour tenter d'élucider cette disparition.
La Salle ne devait pas être le dernier à rechercher l'épave du Griffon. Un retraité du gouvernement fédéral américain, Steve Libert, de Purcellville (Virginie), plonge depuis trente ans dans le lac Michigan pour tenter de la retrouver et semble sur le point d'aboutir.
Steve Libert |
Il y a douze ans, il a repéré un curieux morceau de bois d'un peu plus de trois mètres de long, fiché dans le fond du lac Michigan, à une quinzaine de mètres de profondeur. Pendant longtemps, les autorités locales ont rejeté sa demande de permis de dragage, au motif que ce morceau de bois n'était qu'un madrier, voire une solive emportée par les eaux, et qui s'était plantée dans la vase. Mais, après trois ans de procédure, Libert a obtenu la permission d'entreprendre des fouilles. Mieux, il est désormais assisté dans ses recherches par une petite équipe d'archéologues sous-marins français conduite par Michel L'Hour. Docteur en archéologie et directeur des recherches archéologiques sous-marines françaises, celui-ci est entouré d'Olivia Hulot et d'Eric Rieth. L'Hour est lauréat du Prix Mémoires de la mer en 2006. Depuis cette année, il exerce les fonctions de Directeur du Département des recherches archéologiques sous-marines (DRASSM) au Ministère français de la Culture et porte le titre de Conservateur général du patrimoine.
Michel L'Hour |
Car, s'il s'agit du Griffon, le bâtiment appartenait au roi de France et c'est une épave française !
Le morceau de bois découvert par Steve Libert quand il a plongé dans le lac Michigan il y a douze ans. Le mât de beaupré est placé obliquement sur l'avant du bateau. Il n'est jamais compté dans le nombre des mâts. David J. Ruck/Great Lakes Exploration Group, via Associated Press |
Les premiers sondages faits par les plongeurs professionnels montrent que le diamètre du mystérieux « morceau de bois » va croissant et que la pièce est solidement fixée à ce que l'on suppose être le reste de l'épave noyé dans le sable et la vase. Il semblerait s'agir du mât de beaupré d'un navire qui pourrait être le Griffon. Et cela, d'autant plus qu'une auscultation du fond, réalisée il y a deux ans par un spécialiste de renommée internationale, a révélé la présence d'un gisement d'objets situé à moins d'un mètre sous le sédiment du lac et dont les dimensions correspondent à celles du Griffon. Michel L'Hour avoue que, tout au long de sa carrière d'explorateur d'épaves, il n'a jamais vu une pièce de bois dans cette position et qu'il est logique de penser qu'elle est solidaire d'un bateau qui a dû se briser sur les rochers de Poverty Island et être ensuite englouti dans le sable et la vase. Si cet enlisement complique singulièrement le dégagement de l'épave, il est aussi un gage de bonne conservation de celle-ci.
Curieusement, les expéditions de Cavelier de La Salle débutèrent et s'achevèrent par des naufrages. Rentré en France et fort d'un nouveau soutien royal, La Salle quitta La Rochelle le 24 juillet 1684 avec une flottille de quatre navires : le Saint-François et trois barques : Le Joly, La Belle et L'Aimable. Il voulait rallier La Nouvelle-Orléans par la mer en découvrant l'estuaire du Mississippi. Malheureusement, une erreur de longitude – on ne possédait pas encore les chronomètres de marine qui seront si précieux au siècle suivant – le fit atterrir plus à l'ouest, sur la côte du Texas. Ses bateaux s'échouèrent les uns après les autres et ses compagnons se révoltèrent. L'un d'eux l'assassina le 19 mars 1685. Une des barques, La Belle, échouée dans la baie de Matagorda, a été retrouvée, relevée et installée dans un musée d'Austin.
En 2015, le Musée de la marine de Paris organisera une grande exposition consacrée à Cavelier de La Salle et aux vestiges trouvés dans l'épave de La Belle. Il serait piquant que cette manifestation, prévue de longue date, coïncidât justement avec le dégagement de l'épave du Griffon.
le Musée de la marine de Paris |
James Bruseth, l'ex-directeur des services d'archéologie sous-marine du Texas, qui a dirigé les travaux de dégagement de l'épave de La Belle, pense que le naufrage du Griffon a peut-être influé notablement sur l'histoire de l'Amérique du Nord. L'uchronie [1] étant à la mode, il se dit que si Cavelier de La Salle avait pu vendre la cargaison de fourrures du Griffon, il aurait réuni davantage de moyens humains et matériels pour son expédition. Disposant d'un véritable navire, il aurait très probablement reconnu le delta du Mississippi et découvert l'estuaire du « Père des eaux » [2]. Ce que fera, quelques années plus tard, Lemoyne d'Iberville dont le neveu, Jean-Baptiste de Bienville, fondera la Nouvelle-Orléans en 1718. Le sort de la Louisiane eut peut-être été tout différent !
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[1] Jeu intellectuel consistant à imaginer ce qui se serait passé si tel ou tel événement historique s'était déroulé autrement. En anglais le terme équivalant est « alternative history. »
[2] Pendant l'époque précolombienne, le Mississippi constituait déjà une voie de navigation et les Amérindiens l'appelaient Meschacebé , qui signifie « le père de toutes les eaux ».
Note sur l'étymologie maritime du mot anglais posh :
Les Anglais fortunés qui allaient aux Indes en bateau avaient l'habitude de louer une cabine à bâbord, pour la traversée aller, vers l'est, et une cabine à tribord pour la traversée retour, vers l'ouest. Et cela, afin de se protéger de l'ardeur du soleil. D'où l'expression port outward, starboard home (bâbord à l'aller, tribord au retour). Ainsi naquit la légende qui veut que l'adjectif posh (chic, cossu, huppé) ne soit rien d'autre que le sigle formé des initiales de l'expression port outward, starboard home. Explication démentie depuis longtemps, mais qui a la vie dure !
Sources :
Clues in the Search for a Sunken Ship, Lost in the 1600s
The New York Times, 18 juin 2013.
Brigouleix, Bernard & Gayral, Michèle. Mississippi. Le roman fleuve de l'Amérique. Paris, Éditions du Rocher, 2012.
Lecture supplémentaire :
De l'Archéonaute à l'André Malraux : Portraits intimes et histoires secrets de l'archéologie des mondes engloutis, |
René-Robert Cavelier, Jim Hargrove, juillet 1991 |
The Journeys of René Robert Cavelier, Sieur de La Salle : As related by his faithfully lieutenant, Henri de Tonty 1923 republié par Ulan Press, |
The Shipyards of the Griffon, a Brignatine built by Rene Roberet Cavelier, Sieur de La Salle in the year 1679, above the Falls of Niagara… Hardpress Ltd. January 2013 |
Petit lexique de la navigation
bâbord |
port side bowsprit |
cargaison |
cargo |
englouti |
engulfed |
épave |
wreck |
explorateur |
explorer |
fleuve, rivière |
river |
fond de la mer fond marin |
seabed |
raz-de-marée |
tidal wave |
naufrage |
shipwreck |
navire, bateau |
ship, boat |
pionnier |
pioneer |
plongeur |
diver |
poupe |
stern |
quille |
keel |
rocher |
rock, boulder |
sauvetage, récupération |
rescue, salvage |
sous-marin |
underwater, undersea |
tribord |
starboard |
vase |
silt, sludge |
voilier |
sailing boat (UK), |
Jean Leclercq (decedé en 2021)
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