Le château de Versailles et ses visiteurs anglais
Philip Mansel, Ph.D., auteur et historien |
Silvia Kadiu, Ph.D., traductologue, traductrice, universitaire |
Philip Mansel est un historien de la cour et des villes de France et de l'Empire ottoman. Il a étudié l'histoire moderne et les langues modernes au Balliol College à l'Université d'Oxford. Il a obtenu un doctorat de l'University College de Londres pour ses recherches sur la cour de France de 1814 à 1830.
Philip est l’auteur de 14 livres, dont The Court of France 1789-1830 (1989) et Paris Between Empires 1814-1852 (2001). Son dernier livre, King of the World : The Life of Louis XIV(2019), a remporté le prix du livre franco-britannique et a été traduit en français, néerlandais, italien et allemand. Six autres de ses livres ont été traduits en français.
Philip a vécu à Paris, Istanbul, Beyrouth et réside actuellement à Londres.
L'article ci-dessous est paru dans COUNTRY LIFE en septembre 2021, sous le titre « How the English fell in love with Versailles, Louis XIV’s most magnificent and Royal palace ». Il est reproduit ici avec l'autorisation du magazine COUNTRY LIFE.
Nous remercions l'auteur pour sa coopération durant la publication de cette traduction.
Nous tenons aussi à remercier Silvia Kadiu, dont l'excellente traduction rend désormais l'article accessible à un lectorat français. Silvia est une fidèle collaboratrice de notre blog sœur, https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/, depuis plusieurs années.
Née en Albanie, elle est arrivée en France à l’âge de sept ans. Après avoir effectué des Masters de Littérature Comparée et d’Anglais à l’Université Sorbonne Nouvelle, elle a vécu à Londres pendant plus de dix ans, travaillant dans l’édition, la traduction et l’enseignement supérieur.
Silvia est titulaire d’un Master et d’un Doctorat de Traduction de la University College London. Sa thèse de doctorat sur la traduction des textes traductologiques a été publiée par UCL Press en 2019 sous le titre Reflexive Translation Studies : Translation as Critical Reflection. Elle est également l’auteure de plusieurs articles de traductologie, de traduction littéraire et de didactique de la traduction, et co-traductrice de plusieurs poèmes depuis l’albanais vers l’anglais (via le français) pour le recueil de poésie Balkan Poetry Today 2017, dirigée par Tom Phillips.
Silvia est actuellement Maîtresse de conférences invitée à University of Westminster, London. Elle travaille en parallèle comme traductrice indépendante pour différentes agences de l’ONU, des ONG et de grandes marques internationales.
Fig. 2 : La grandeur et l'opulence de Versailles ont conféré au château un statut inégalé en termes de splendeur royale dans l'imaginaire européen.
De 1661 jusqu'à sa mort en 1715, Louis XIV investit des sommes d'argent colossales pour transformer Versailles en un château qui forcerait l’admiration à l’échelle internationale. Philip Mansel examine les réactions des visiteurs anglais à cette création étonnante.
Le nombre d’Anglais qui visitent et admirent le château de Versailles remet en cause le mythe de rivalité incessante entre les deux pays. La France et l’Angleterre partagent de nombreux liens dans les domaines commercial, culturel et esthétique, et le trajet de Londres à Paris pouvait ne prendre que deux jours avant l’arrivée du chemin de fer. Malgré des guerres fréquentes (1689-97, 1702-13, 1742-48, 1756-63, 1778-83), les Anglais comptaient parmi les invités les plus prestigieux, les visiteurs les plus enthousiastes et les plus fervents imitateurs du « plus magnifique et plus majestueux château » de Louis XIV, pour reprendre la formule de la London Gazette en 1687. Le journal décrivait en réalité une maquette « en cuivre, recouverte d’or et d'argent, [du château] et de tous les jardins et aqueducs », qui mesurait « 7 mètres de long et 5 mètres de large » et était exposée chaque jour à Exeter Change près du Strand.
Résidence royale de 1682 à 1789, le château de Versailles est l'un des ensembles architecturaux les plus importants d'Europe, déclaré site du patrimoine mondial par l'Unesco. Photo d'Oscar Gonzalez/NurPhoto via Getty Images
Pour ceux qui pouvaient voyager, Versailles exerçait le même niveau d’attractivité que le Louvre aujourd’hui car le château détenait une partie de la collection de tableaux, de sculptures et d’œuvres d’art de la couronne (Fig. 1). En 1698, dans l’un des nombreux livres anglais de l’époque consacrés à Paris et Versailles, le médecin anglais Martin Lister décrivit Versailles comme « le [château] le plus splendide d’Europe… L’esplanade vers les jardins et les parterres font partie des plus belles choses que l’on puisse voir ». En l’absence du roi et muni d’une lettre de recommandation, il était même possible de visiter les appartements privés et collections personnelles du monarque : Louis XIV avait créé Versailles pour impressionner l’Europe tout autant que la France.
Fig. 1 : Une gravure du XVIIIe siècle montre les visiteurs venus admirer Versailles et la famille royale française.
En 1701, un autre médecin anglais, John Northleigh chanta les louanges de Versailles, le décrivant comme « le plus beau château d’Europe… son toit doré chatoyant offre un spectacle grandiose... avec ses statues, ses canaux, ses bosquets, ses grottes, ses fontaines, ses aqueducs et autres merveilles, [le jardin] surpasse de loin tout ce que l’on peut voir de la sorte en Italie ». Les commerçants étaient tout aussi fascinés. Après une visite en 1739, Sacheverell Stevens fit l’éloge du grand escalier « composé des plus beaux marbres », qui sera détruit en 1752. Cet intérieur célèbre inspira de nombreuses répliques, notamment une au début du 20ème siècle dans un château à Oldway, dans le Devon (Fig. 3). M. Stevens loua également « l’extrême délicatesse… de la musique et du chant » dans la chapelle. Le mobilier est la seule chose qu’il jugea « trop sale, bien inférieur à celui de Windsor, Hampton Court ou Kensington ». Alors qu’il rédigeait un guide du Grand Tour (auquel la France participait tout autant que l’Italie) en 1749, Thomas Nugent décrivit le château de Versailles « comme l’un des plus beaux de toute l'Europe » ; « le grand escalier en marbre devance toutes les merveilles de l’antiquité ».
Fig. 3 : Le grand escalier de Versailles, qui fut détruit en 1752, est devenu une source d’inspiration à travers l’Europe. Cette incroyable reproduction de 1904-07, basée sur des gravures, se trouve à Oldway Manoir, dans le Devon.
Les Anglais qui se rendaient à Versailles admiraient également le château pour les opportunités qu’ils y trouvaient d’observer la famille royale dîner en public et assister à la messe dans la chapelle royale (Fig. 7). En 1749, bien qu’ayant combattu en France peu de temps auparavant, un officier de marine nommé Augustus Hervey écrivit dans son journal qu’il éprouvait « un plaisir incessant » à regarder la famille royale dîner. Il adorait également suivre la chasse royale, aller souper avec des amis français et admirer le feu d’artifice dans « cet îlot de splendeur et de grandeur » qu’est Versailles. Il « portait un regard si admiratif sur la cour de France [qu’il] se faisait une piètre opinion de [son] propre Saint James [bien qu’il y servît longtemps], et ne changea jamais d’avis ».
Pour Lord Chesterfield, gentilhomme de la chambre de George II, visiter Versailles revêtait un caractère éducatif. En 1751, il écrivit à son fils : « Rends-toi aux levées du roi et du dauphin… une heure à Versailles, Compiègne ou Saint Cloud vaut bien mieux pour toi que trois heures passées à lire les meilleurs livres jamais écrits… Les autres cours royales doivent te servir à t’instruire ».
Fig. 4 : Les jardins de Versailles constituaient autant une attraction que le château à proprement parler et accueillaient divers divertissements de la cour, notamment des feux d'artifice à couper le souffle.
Les enfilades de fresques de Boughton, Blenheim et Chatsworth, souvent peintes par le Français Louis Laguerre, les tapisseries des Gobelins commandées pour Goodwood, Newby, Osterley et d'autres châteaux anglais, la passion des mécènes anglais pour le mobilier, la porcelaine et les jardins français (avant l'ère de Capability Brown) témoignent toutes de la sincère admiration des Anglais pour Versailles (Fig. 2).
Versailles connut un pic de popularité entre 1770 et 1775, durant les festivités des mariages des petits-enfants de Louis XV. Après avoir perdu la guerre de Sept Ans, la cour de France était bien déterminée à profiter des bienfaits de la paix. Bon nombre d'Anglais traversaient la Manche pour assister aux feux d'artifice et aux illuminations dans les jardins de Versailles (Fig. 4) ainsi qu’aux divertissements qui se tenaient dans le château. Plus tard, Edmund Burke écrivit un panégyrique de Marie-Antoinette lors de son mariage en 1770 (Fig. 8), la décrivant en ces termes : « étincelante comme l'étoile du matin, pleine de vie, de splendeur et de joie ». Une autre invitée au château, la duchesse de Northumberland, écrivit dans son journal qu’« [elle] était admirablement bien placée pour assister à la cérémonie dans la chapelle […] au même endroit que les pairesses ». La duchesse se vit prêter la maison versaillaise de Madame du Barry, qui insista pour qu'elle « fasse comme si les écuries, la cuisine et la cave lui appartenaient ». Louis XV lui fit même apporter un café qu’il avait lui-même « torréfié, moulu et préparé ».
Fig. 7 : L'intérieur de la chapelle du château de Versailles aujourd'hui, vu depuis la galerie royale, scène de splendeur musicale et liturgique.
Versailles était alors au sommet de l'opulence, ce que la duchesse s’efforça de recréer dans ses propres résidences à Alnwick, Syon et Northumberland House. Les vêtements des courtisans français étaient, selon elle, « d’une splendeur extrême » et les courtisans « très polis... très respectueux à [son égard ». Les jeux de cartes dans la galerie des Glaces et le bal dans la nouvelle salle d’opéra de l'aile nord (où les opéras sont encore joués aujourd'hui) offraient « un spectacle exquis […] d’une splendeur jamais [vue] auparavant, et de telles foules ». Elle nota également la remarque de Louis XV au comte de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi : « Monsieur, nous sommes âgés, nous n'avons pourtant jamais vu tant de monde ni une telle splendeur ».
Dr Jeans, un autre participant aux festivités, loua également leur « excellente organisation et régularité », le « grand respect » avec lequel les étrangers étaient traités et « l’abondance de rafraîchissements ». La musique de la messe était « la plus belle [qu’il eût] jamais entendue ». Pour Mme Thrale, une amie du Dr Johnson, en 1775, Versailles et son mobilier dépassaient de loin tout ce qu'elle avait vu en termes de luxe, de splendeur et de beauté. En 1776, Thomas Bentley, un fabricant de poteries, fut impressionné par le château, la chapelle, le théâtre, la galerie, les statues dans le jardin ainsi que par le dîner public : « Leurs Majestés ont beaucoup parlé et ri durant le dîner. La reine est jeune et très belle. Elle semble être extrêmement vive et gaie, dénuée des manières et de l’affectation que l’on pourrait attendre de son haut rang ».
Après la victoire de la France suite à la Guerre d’indépendance des États-Unis, le traité de commerce de 1786 visait à marquer le début d’une nouvelle ère entre les deux pays. Son négociateur, William Eden, fut invité dans l'un des centres de pouvoir de Versailles : le salon de la duchesse de Polignac, gouvernante des enfants de France et favorite de la reine, au rez-de-chaussée de Versailles. En 1787, William Eden écrivit : « Les assemblées du soir chez madame de Polignac étaient plus encore un sujet de grande animadversion que toutes les extravagances de la cour ». Elles étaient sans doute encouragées par le roi et la reine en vue de renforcer le rôle de la cour en tant que lieu d’accueil réunissant à la fois des étrangers et « un grand cercle de courtisans des deux sexes » ; « [l]a reine conversait, jouait au trictrac ou au billard et assistait souvent à un concert durant lequel elle chantait et parfois à un petit bal où elle dansait ».
Fig. 5 ci-dessus : Une gravure du bal masqué dans la galerie des Glaces, le 17 février 1745. Même pendant les guerres, on s'amusait à Versailles.
Peu de visiteurs anglais admiraient davantage Marie-Antoinette et Versailles que le chef du parti whig, le duc de Devonshire, et sa femme, Georgiana. Ils avaient rencontré les Polignac à Spa et étaient devenus des amis intimes, malgré la Guerre d’indépendance des États-Unis. Plus civilisée que bon nombre de ses contemporains, la duchesse de Polignac détestait la guerre : « Finissons celle-ci, je vous en supplie, » écrivait-elle en 1779, « comment est-il possible que deux nations qui se respectent, s’accordent, se recherchent et s’adorent à ce point puissent se détruire avec tant de rage ? »
En juin et juillet 1789, pendant que la monarchie s’effondrait face à l’Assemblée nationale révolutionnaire, les Devonshire séjournaient à Paris et visitaient souvent Versailles. D’ordinaire apathique, le duc retrouva une nouvelle vigueur au château : « Il aime beaucoup Versailles et se sent chez lui dans l’appartement de Mme de Polignac… c’est l’endroit que le duc préfère, et il s’y rend jeudi pour y être formellement présenté », écrivait la duchesse de Devonshire. En se rendant à la messe le 28 juin 1789, dans la galerie des Glaces, « le roi s’arrêta et nous parla beaucoup, à Bess [la maîtresse du duc, Lady Elizabeth Foster] et moi. Il est moins gros, plus beau et mieux habillé » que ce à quoi elle s'attendait.
Comme d'autres visiteurs anglais passant outre leur protestantisme, cette dernière fut impressionnée par la chapelle : « La messe du roi était remarquable, raffinée et inspirait une grande dévotion, selon moi. L’élévation de l’hostie était accompagnée d’une merveilleuse musique, de tambours […] qui étaient du plus bel effet ». Leur amie, la reine, « [les] reçut avec grâce, quoiqu’un peu en dissonance avec l’esprit ambiant… Elle est tristement transformée avec son gros ventre et sans cheveux, mais elle garde tout de même un certain éclat ».
Le couple finit par quitter Paris pour se rendre à Bruxelles le 12 juillet, deux jours avant la prise de la Bastille. Pendant la Révolution, les Devonshire s'occuperont des petits-enfants des Polignac.
L'engouement des Anglais pour Versailles suggère que le goût partagé des deux nations pour la monarchie et la vie de cour pouvait être plus fort que les rivalités nationales. La francophilie pouvait être tout aussi anglaise que la francophobie. Le plus fervent admirateur anglais de Versailles fut un prince qui n’eût néanmoins jamais l’occasion de s’y rendre : le futur George IV. Non seulement ce dernier rendit toute sa splendeur à la cour d'Angleterre en achetant de nombreuses œuvres d'art de Versailles qui embellissent encore Windsor et Buckingham Palace aujourd'hui, mais il intervint aussi personnellement en 1814 pour soutenir la destitution de Napoléon et la restauration de son ami Louis XVIII, le frère cadet de Louis XVI.
Fig. 6 ci-dessous : La reine Victoria fut reçue dans la salle de l'Opéra Royal par Napoléon III en 1855.
Alors qu'ils faisaient leurs adieux dans un flamboiement de festivités à Londres du 20 au 23 avril 1814, Louis XVIII, le régent et leurs ministres exprimèrent le vœu que la paix et le commerce unissent à jamais les deux nations. Pour reprendre les mots d'un porte-parole de la Corporation de la Cité de Londres durant son discours de félicitations à Louis XVIII, la France et l’Angleterre doivent rester « soudées par des relations d'amitié et de concorde afin d’assurer et de perpétuer pour elles-mêmes, et dans l'Europe tout entière, une paix et un repos ininterrompus ».
Ce programme se verra réalisé pendant une grande partie du XIXe siècle. Le dernier bal de cour à Versailles fut organisé en août 1855, par Napoléon III, en l'honneur d'une visite officielle de la reine Victoria qui confirma l'alliance entre les deux pays. Faisant écho sans le savoir aux précédents visiteurs du château, elle décrivit le bal et souper à l'opéra (Fig.6) comme « l'un des plus beaux et plus magnifiques spectacles que nous n’ayons jamais vus ».
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