Notre correspondante, Danielle Bertrand, s'entretient avec, Estelle Paranque, historienne distinguée, sur le livre de celle-ci (disponible également en livre audio), publié très récemment, qui offre une analyse des relations entre la Reine Elizabeth d'Angleterre (1558-1603) et Catherine de Mèdicis, gouvernante de la France en tant que reine-mère et régente (1560-1563). Nous remercions nos deux contributrices pour leur très généreuse coopération, en gardant a l'esprit que Danielle mène une vie tres occupée et Estelle est la mère d'un enfant de 10 mois.
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Danielle Bertrand a fait ses études à Aix-en-Provence et après avoir passé l’agrégation, elle a enseigné l’histoire et la géographie dans différents lycées en France et pendant trois ans au Lycée Charles de Gaulle à Ankara. Depuis qu’elle est retraitée, elle continue à s’intéresser à l’histoire. Danielle fait partie d’un groupe qui travaille sur l’histoire de son département et qui a publié plusieurs ouvrages, dont « Subir, mais lutter » et « Drômois et Drômoises et la Seconde guerre mondiale. »
Estelle Paranque est maître de conférence en histoire moderne à la Northeastern University London, Grande-Bretagne et chercheuse honoraire au sein du Centre for the Study of the Renaissance à la Warwick University. Née et élevée en France, elle a obtenu son doctorat à University College London en 2016. Elle est l'auteur et éditrice de cinq ouvrages [*] et a publié de nombreux articles universitaires sur les reines, la diplomatie et la culture de cour. [**]
photo : Suzanne Plunkett
Ce livre, votre plus recent, se lit avec intérêt et plaisir. Mais avant d’en parler plus précisément, permettez-moi de vous poser quelques questions qui nous permettront de mieux vous connaître, ainsi que votre parcours universitaire. Pour en commencer, vous êtes française, avez-vous fait vos études universitaires en France ?
Oui, en effet, j’ai fait mes études en France, à Aix-Marseille I. J’ai fait une licence de Langues, Littératures, et Civilisations Etrangères en anglais et ensuite j’ai continué sur un Master en me spécialisant sur l’histoire du XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècle. J’ai également fait une année ERASMUS durant mon Master où je suis partie étudier à l’Université de Liverpool.
Y a t-il un enseignant qui vous aurait particulièrement marquée et incitée à choisir pour vos recherches la période élisabéthaine ?
Je dirais qu’il y’en a eu deux. Dr Laurence Lux-Sterritt à Aix-Marseille m’a insufflée ma passion pour le XVIe siècle anglais. Mais c’est réellement à Liverpool que j’ai été « changée ». Professor Anne McLaren offrait des cours non seulement sur l’Angleterre, mais sur l’Ecosse et la France. Cette approche comparative m’a convaincue que j’étais intéressée par l’histoire des deux pays : France et Angleterre.
Pourquoi avez-vous choisi de faire carrière en Grande Bretagne ?
Ayant fait une licence en anglais et ayant travaillé tellement dur sur la langue anglaise, c’est devenu une évidence qu’il fallait que j’écrive exclusivement en anglais. Je me suis toujours sentie à l’aise en Grande-Bretagne donc pour moi cest vite devenu une évidence que mon avenir n’était pas en France.
Vous êtes éditrice, chercheuse, auteure, enseignante, très présente sur les réseaux sociaux…comment parvenez-vous à mener tout cela de front ?
C’est gentil de le voir si positivement. J En réalité je ne pense pas que je mène tout de front. J’ai refusé beaucoup de projets et je dis « non » souvent que ce soit pour filmer, pour des projets de recherche, ou autre. J’essaie de me tenir à mes priorités et de revenir souvent à l’essentiel. Qu’est-ce que moi, Estelle Paranque, a réellement envie de faire ? d’accomplir ? Quels sont mes buts ? Comment puis-je les accomplir ? Ça m’aide à m’organiser.
On peut être impressionné par l’abondante bibliographie et la somme de travail que représentent la lecture, parfois la traduction, et l’utilisation des correspondances…sachant que celle de Catherine de Médicis comprend plus de 10 volumes. Quelle est votre méthode ?
Catherine et ses enfants |
J’ai bien peur que ma méthode ne soit pas la plus populaire mais j’ai bien peur de ne pas connaître un autre moyen de faire de la recherche. Je m’assoie et je lis. La vérité c’est que j’éprouve énormément de plaisir à faire de la recherche, à lire ces lettres, ces manuscrits. Je m’y perds (volontiers) très facilement. Je me rappelle lire des lettres et des manuscrits jusqu’à 2heures du matin parfois sans m’en rendre compte. Une autre méthode qui peut servir lorsqu’on écrit avec une échéance qui se rapproche, c’est de chercher des mots clés dans ces lettres. Mais honnêtement mes meilleures découvertes sont apparues lorsque j’étais détendue et dans la lecture, sans rechercher quelque chose en particulier, juste curieuse de connaître la vie de ces personnes passées.
Vous aviez participé à un ouvrage sur « Les reines oubliées ». Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à ces deux femmes, sur lesquelles on a déjà beaucoup écrit ?
Elisabeth Ière d’Angleterre et Catherine de Médicis ont toujours été ma première passion. « Les reines oubliées » fut un projet avec Dr Valerie Schutte car on avait envie de redonner de l’importance à ces reines qui sont dans l’ombre de reines plus connues. Mais ce n’était qu’une question de temps avant que je finisse mon manuscrit sur Elisabeth et Catherine.
Vous les avez probablement choisies parce qu’elles ont joué un rôle essentiel (et officiel !) dans une Europe encore marquée par le pouvoir des hommes. Seriez-vous féministe, comme le furent et s’affirmèrent les historiennes françaises Yvonne Knibiehler et Catherine Marand Fouquet qui n’écrivirent pratiquement que sur les femmes ?
C’est une bonne question. Je crois définitivement en l’égalité hommes-femmes, ou devrais-je dire en l’équité. Je suis une femme qui croit en un monde meilleur où hommes et femmes se comprennent, se soutiennent, et réalisent leurs rêves ensemble. Le système patriarcal est un problème qui touche les hommes comme les femmes. Le nombre d’hommes qui ne se reconnaissent pas dans ce système, qui croient en l’égalité/équité hommes-femmes mais qu’on n’entend pas et qui sont considérés comme des hommes faibles est important.
En tant que chercheuse, mon intérêt se porte sur les femmes, oui, car elles sont souvent les oubliées de l’histoire. Donc peut-être féministe mais je dirais que c’est plus bien plus complexe.
Même si vous ne cachez pas les faiblesses et même les défauts de ces deux « grandes dames », aviez-vous à cœur de les réhabiliter, de leur rendre justice, elles qui ont été quelque peu maltraitées par l’histoire, parfois jusqu’à la caricature ?
Tout à fait, et particulièrement pour Catherine de Médicis. Cette idée que c’est la reine « serpent », qu’elle est la raison pour les massacres et les guerres de religion en France au XVIe siècle est absolument absurde. Pour Elisabeth, j’essaie aussi de montrer la femme derrière la reine. Elle n’était pas parfaite, loin de là, mais on ne peut ignorer son intelligence, sa capacité à « jouer » avec les cartes qui lui sont donnée. Ce sont deux grandes dames et j’espère leur avoir fait « justice ».
La reine Elizabeth I
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Nous avons découvert entre ces deux femmes quelques points communs : une enfance plutôt difficile, un bel exemple de résilience, une croyance religieuse sans ostentation ni fanatisme, un grand sens politique. Y en a –t-il d’autres qui nous ont échappé ?
Leur intelligence. Elisabeth et Catherine sont vraiment intelligentes. Elles comprennent les enjeux politiques et les enjeux de pouvoir mais elles sont de grandes lectrices, elles aiment la littérature, la poésie, le théâtre, en d’autres mots, les arts. Elles ont une sensibilité à ces choses qu’elles ne montrent que lors de rares occasions. Et leur loyauté. Elles sont extrêmement loyales aux hommes et femmes qui sont dévoués à elles.
Vous avez choisi d’ouvrir l’ouvrage sur la libération de l’ambassadeur anglais Trockmorton en 1564. Nous pensons que c’est parce que c’est le moment auquel, après s’être affrontées dans un contexte difficile dans leur propre pays, Elisabeth et Catherine arrivent à un équilibre et ont pris la mesure de l’adversaire. Est-ce exact ?
Tout à fait. C’est le premier bras de fer entre les deux reines. C’est le moment où elles apprennent à se connaître. Elisabeth se rend compte rapidement que Catherine est un adversaire de taille et qu’elle contrôle, en tout cas en 1564, la cour de France et les enjeux politiques français.
Vous donnez toujours beaucoup de détails sur le physique des personnages, la façon dont ils sont vêtus. Cela peut surprendre un lecteur français habitué aux ouvrages « savants » et le vôtre l’est aussi ! Pouvez-vous m’expliquer ce choix ?
Le choix est simple : nous avons ces détails dans les sources primaires et je trouve que cela permet aux lecteurs et lectrices de se rendre compte que ces personnes qui ont vécues il y a plus de 400 ans étaient bien réelles. Avec des rêves, des peurs, des envies, des craintes, des doutes, les vêtements, les détails permettent de leur rendre vie. En tout cas, c’est mon avis.
Je vous rassure mes ouvrages académiques sont beaucoup plus « savant » et ne discutent pas de ces détails. Mais pour un ouvrage grand public, il me semblait indispensable de rendre à ces personnages historiques un peu de vie.
Vous consacrez de nombreuses pages aux tentatives de Catherine de Médicis pour marier (successivement !) ses fils à Elisabeth d’Angleterre. Il s’agissait bien sûr d’unir contre l’Espagne et mieux encore « sur une même tête » les deux monarchies. Et Elisabeth n’est pas dupe…mais fut-elle véritablement tentée par le beau Francis et celui-ci rentra-t-il vraiment en France le cœur brisé ?? La formule est-elle ironique ??? S’agit-il d’une des « libertés » dont vous vous excusez dans la postface. Et Catherine pouvait elle raisonnablement espérer qu’une reine de 47 ans donne naissance à un héritier ?
C’est une très intéressante question. Tout d’abord, oui je crois que Francis a eu le « cœur » ou « le désir de devenir roi » brisé. J Je crois réellement qu’Elisabeth et Francis s’entendaient bien, peut-être juste en tant qu’amis mais je suis persuadée, au vue des sources que l’on possède, qu’ils avaient un lien.
En ce qui concerne Catherine, la question n’était sans doute plus l’héritier en 1580. Je crois que vers la fin, c’est une question d’honneur pour Catherine et Francis qui ont passé plus de dix ans à courir après Elisabeth.
Pensez-vous que pour intéresser le grand public à l’histoire souvent complexe des relations entre états, des problèmes religieux, il est nécessaire d’écrire « des livres d’histoire qui se lisent comme des romans » ? Ne craignez-vous pas que les aspects « romanesques » masquent les problèmes politiques, que par ailleurs vous exposez très clairement et précisément dans votre ouvrage ?
Je ne crois pas, non. Je crois que c’est le contraire car bien que j’aie écrit ce livre comme un roman, toutes les sources, toute la recherche, tous les faits, sont réels et présents. Les lecteurs et lectrices peuvent se référer à la bibliographie, aux sources et faire leur propre recherche sur les évènements qui se sont passés au XVIe siècle. Mais pour moi, l’enjeu, c’est de rendre l’histoire accessible à tout le monde.
Le titre résume en trois mots trois aspects bien réels de la période…mais quelques lignes rappelant que ces deux femmes ne furent pas étrangères au développement des arts, de l’architecture, qui marqua aussi cette époque, auraient pu contribuer à cette réhabilitation.
Tout à fait, et c’est peut-être ici quelque chose que je n’ai pas réussi à introduire dans mon livre. Je crois que c’était difficile d’en faire le lien quand le but de se livre était de présenter « leur » histoire, les enjeux qui les poussent l’une vers l’autre.
Elisabeth a soutenu les Protestants en France et aux Pays Bas. Quelle est la part dans cette décision de son attachement à la religion protestante (proche de la religion anglicane) et de sa volonté d’aggraver les problèmes de la France et de l’Espagne?
Je pense réellement et étant donné ses écrits personnels, poèmes, prières, etc. que la véritable foi d’Elisabeth n’est pas si facile à déterminer et n’a presque rien à voir avec ses décisions politiques. Evidemment, qu’Elisabeth n’est pas une catholique traditionnelle, mais elle le dit elle-même, elle est « chrétienne ». Elle joue sur les mots et jusqu’en 1570, elle montre beaucoup de tolérance pour l’époque. Après son excommunication, c’est une question presque de survie pour elle que d’embrasser le protestantisme. Lorsqu’elle défend les Huguenots ou les Protestants des Pays-Bas, elle le fait pour des raisons politiques qu’elle masque derrière des raisons religieuses (comme beaucoup de ses compères en Europe).
En réalité, c’est toujours une question de pouvoir.
Vous montrez bien les hésitations d’Elisabeth à décider l’exécution de Marie Stuart. S’agit-il d’un sentiment bien humain pour une femme dont elle a été proche, ou de feindre qu’on « lui force la main », afin de faire porter à ses conseillers une partie de la responsabilité d’une exécution dont la cruauté aurait pu la desservir ?
Je pense qu’Elisabeth est sincère dans sa difficulté à prendre une décision par rapport à Marie Stuart. Elle sait que sa vie, à elle, ne sera jamais en sécurité tant que Marie est vivante mais elle a beaucoup de mal à prendre une décision qui pourrait en définitif causer plus de problèmes qu’autre chose.
Ses conseillers, eux, sont déterminés. Ils n’ont aucun doute que c’est la seule solution et pendant 18 ans ils essaient de la convaincre. Je pense qu’à la fin, elle n’a juste plus le choix que de reconnaître que Marie est un danger pour sa vie, son règne, et son peuple.
Dans votre ouvrage Elisabeth reste « la reine vierge, mariée à l’Angleterre et mère de ses sujets ». Cela correspond-il à une réalité ? Les recherches approfondies que vous avez faites ont elles confirmé les « rumeurs » à propos des amours ...et des amants d’Elisabeth ?
Très intéressant. Quand je discute d’Elisabeth en tant que reine vierge, je parle de l’image politique de la reine, pas de l’aspect personnel de sa vie. La réalité est qu’on ne peut pas être certain de la virginité ou non de la reine. Je suis plutôt d’avis qu’elle ne l’était pas (en tout cas je ne le souhaite pas), mais la propagande autour de sa virginité sert des enjeux politiques et permet de créer l’image de « la femme et la mère de l’Angleterre ».
Cette question fait un peu « people » comme on dit en France, mais je ne la trouve pas vraiment hors sujet. Il m’en vient une dernière. La description que vous faites d’Elisabeth quand elle reçoit, en chemise de nuit, l’envoyé d’Henri IV n’est guère flatteuse. Est-ce pour renforcer le contraste entre la vieille femme et celle que vous appelez « a king among kings » à la fin du chapitre précédent ?
Je crois qu’ici j’essayais de montrer les deux facettes d’Elisabeth. La vieille femme qui reçoit un ambassadeur dénudée, qui n’a plus rien à prouver et la femme de pouvoir, le roi-femme de l’Europe du XVIe siècle qui continue de dominer la scène politique européenne.
Enfin une dernière question : quel est votre prochain projet, avez-vous déjà commencé à y travailler ?
Mon prochain projet se porte sur Anne Boleyn et sa relation avec la France. Pas seulement ses années en France car on a si peu sur son rôle à la cour, mais je crois que pour comprendre Anne, il est important de comprendre la cour de François Ier de 1515 à 1522 et comment cela a pu influencer la future reine. Je me concentre également sur les relations de Anne avec la France après son séjour en France, et examine comment elle est utilisée comme presque « une princesse de substitution » et quel est le rôle de la France dans la tragédie de la fin de vie d’Anne Boleyn. Et oui, j’ai déjà commencé le travail.
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[*] Forgotten Queens in Medieval and Early Modern Europe: Political Agency, Myth-making, and Patronage;
Elizabeth I of England through Valois Eyes: Power, Representation and Diplomacy in the Reign of Queen, 1558-1588 (Queenship and Power);
Colonization, Piracy, and Trade in Early Modern Europe: The Roles of Powerful Women and Queens;
Remembering Queens and Kings of Early Modern England and France: Reputation, Reinterpretation, and Reincarnation
[**] En outre, Dr. Paranque a fait plusieures interventions dans les programmes documentaires televisés, comme, par exemple, The Boleyns: A Scandalous Family, BBC Documentary 2021:
Voici un entretien en anglais avec Dr. Paranque sur le thème de la Reine Elizabeth I.
Lecture supplémentaire :
'Blood, Fire & Gold: The Story of Elizabeth I and Catherine de Medici’ by Estelle Paranque is a tour de force dual biography of two influential badass queens. This book is a must-read for anyone passionate about the 16th century."
Adventures of a Tudor Nerd
A deadly game. TLS. September 2022.
Elizabeth Ière traduisait-elle Tacite pour son plaisir ?
sur ce blog, 10.5.2020
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