Cet article a été rédigé en anglais par Christina Virok, enseignante en langues étrangères dans la grande région de Philadelphie, et Lauren Cooper, planificatrice de l’interprétation au musée d’archéologie et d’anthropologie de l’université de Pennsylvanie. Il est publié ici, dans une version française plus courte, avec leur autorisation précieuse. Voici un lien à la version originale en anglais, qui a paru sur "The Encyclopedia of Greater Philidelphia": https://rb.gy/xn649
L'article a été abrége et traduit par Nathalie Généreux, notre traductrice fidèle et très douée. Nous la remercions infiniment pour son travail minutieux.
Les Français de Philadelphie - un aperçu historique
La longue relation entre Philadelphie, la France et la francophonie s’est tissée sur plusieurs siècles. Les colons, visiteurs, expatriés et réfugiés français ont contribué de manière significative au développement sociopolitique de cette ville américaine. Au fil des ans, Philadelphie a accueilli des réfugiés de la Révolution française et des francophones des Caraïbes et d’Afrique qui ont apporté à la ville une contribution culturelle durable. Les Philadelphiens ont célébré la prise de la Bastille, érigé un monument à Jeanne d’Arc, adopté les styles français dans la mode, l’art et l’architecture, et mis sur pied des organisations pour encourager et faire progresser les relations franco-américaines. Même si Philadelphie et la région environnante ont pris de l’expansion et ont évolué, le lien avec la France est resté solide.
Les immigrants français sont arrivés à Philadelphie au XVIIe siècle. De nombreux protestants (huguenots) ont quitté la France après la publication par Louis XIV (1638–1715) de l’Édit de Fontainebleau en 1685 interdisant le protestantisme, ce qui a donné lieu à une répression et à des persécutions massives des communautés protestantes disséminées dans tout le royaume. Certains de ceux qui ont fui la France dominée par les catholiques ont cherché la liberté religieuse dans la colonie quaker plus tolérante de la Pennsylvanie.
L’un des immigrants protestants français les plus influents est l’éducateur et abolitionniste Anthony Benezet (1713–84) dont la famille a fui en Angleterre en 1715 à la recherche de la tolérance religieuse, pour ensuite s’embarquer pour Philadelphie en 1731. Dans sa nouvelle ville de Philadelphie, Benezet adopte les idéaux quakers de valeur humaine individuelle et d’humanisme universel et se lance dans une inlassable mission abolitionniste qui a permis d’associer Philadelphie à un réseau d’éminents écrivains et militants anti-esclavagistes des deux côtés de l’Atlantique. En 1775, à la taverne Rising Sun, Benezet met sur pied la première organisation antiesclavagiste de la Pennsylvanie, la Society for the Relief of Free Negroes Unlawfully Held in Bondage. Il crée également la première école pour filles en Amérique en 1754 et une école pour les enfants noirs en 1770. En raison de son expérience des persécutions religieuses, de son empathie pour les opprimés et de son humanisme, Benezet incarne les différentes influences des Français sur la ville quaker en développement.
D’autres arrivants dans la région tissent des liens commerciaux entre la France et les populations autochtones d’Amérique du Nord. Les tensions croissantes sur le continent européen incitent les corsaires français à organiser des raids sur les plantations et les navires britanniques le long de la côte du comté de New Castle au Delaware dans les années 1740, amenant Benjamin Franklin (1706–90) à proposer une association de défense financée en partie par la première loterie de Philadelphie. Alors que les commerçants de la Pennsylvanie commanditent l’expansion vers l’ouest du commerce colonial britannique, les commerçants de fourrures français et leurs alliés — dont les Lenni Lenape, originaires de la région du centre du littoral de l’Atlantique — organisent la riposte, ce qui donne lieu à la guerre de Sept Ans (1754-63), aussi connue sous le nom de Guerre de la Conquête. Pendant le conflit, plus de 450 colons français déportés de l’Acadie, une région du Canada, par les Britanniques, arrivent à Philadelphie comme réfugiés. Bien que de nombreux réfugiés acadiens reçoivent l’aide de riches huguenots français, dont Benezet, la communauté est décimée par une épidémie de variole au milieu des années 1760 et perd près de la moitié de sa population; sa décroissance se poursuit ultérieurement en raison de l’émigration.
La période de la Révolution
Les liens entre Philadelphie et la France se resserrent pendant la Guerre d’indépendance de la Grande-Bretagne (1776-83). Lieu de rencontre du Congres continental, Philadelphie accueille plusieurs diplomates français soutenant la cause de la jeune nation. Le premier envoyé de la France au Congrès, Julien-Alexandre Archard de Bonvouloir (1749–83), organise plusieurs réunions clandestines avec Benjamin Franklin et John Jay (1745–1829) à Carpenters’ Hall pour discuter du soutien français à la cause américaine. À Paris, Franklin, à titre de commissaire pour les États-Unis, contribue à forger l’alliance permettant d’obtenir de la France les fournitures, les munitions et les troupes indispensables au succès de l’effort de guerre américain.
Le commerce ainsi que la politique ont permis à la France et à la ville de Philadelphie de tisser des liens durables. Le Français Stephen (Etienne) Girard (1750–1831), marin et commerçant accompli, a passé dix ans à sillonner l’Atlantique depuis sa ville natale de Bordeaux jusqu’aux colonies françaises de Saint-Domingue (future Haïti) et de la Martinique. Il arrive à Philadelphie au début de l’été historique de 1776. Plutôt que de rentrer en France, Girard s’installe à Mount Holly, au New Jersey, et ouvre un petit commerce sur Water Street. Se retrouvant au centre d’une révolution qui s’étend sur tout l’océan Atlantique, Girard risque sa vie et son entreprise en s’organisant pour que ses navires traversent les blocus afin d’approvisionner les troupes américaines et alliées. Après la guerre, il continue de jouer un rôle actif dans les affaires économiques et civiques de sa ville d’adoption. Son empire commercial, ainsi que le travail des esclaves d’origine africaine travaillant dans sa plantation de la Louisiane, ont fait de Girard l’un des hommes les plus riches du pays.
Cette gravure sur acier de 1863 représente Stephen Girard, arrivé à Philadelphie au cours de l’été historique de 1776. Ce Français s’installe dans la ville et devient un fervent partisan de la cause démocratique américaine. (Library of Congress)
La révolution haïtienne a connu plusieurs conflits, dont la révolte des esclaves du port haïtien de Le Cap en 1791, représentée sur cette gravure de 1815. Environ 3 000 réfugiés arrivent à Philadelphie pendant cette révolution. (Library Company of Phildelphia)
Dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, alors que Philadelphie était la capitale de la nation, la population française de la région, constituée d'hommes d'État, d'émigrés et de réfugiés, a fluctué considérablement. Les États-Unis ont accueilli environ vingt-cinq mille exilés français après le début de la Révolution française au début des années 1790 et trois mille réfugiés sont arrivés à Philadelphie après le début de la Révolution haïtienne. En 1803, Benjamin Nones (1757-1826), originaire de Bordeaux et ancien combattant de l’armée de Georges Washington, devient l’interprète officiel de langue française dans le Commonwealth de la Pennsylvanie. Nones encourage les réfugiés juifs de Saint-Domingue à affranchir les esclaves qu’ils avaient amenés avec eux. Il aide également les nouveaux arrivants francophones à obtenir la citoyenneté américaine.
La City Tavern, situee a l’angle des rues Second et Walnut, devient un lieu de rencontre commun pour la communauté française grandissante de la ville, et un quartier d’affaires français se développe dans les pâtés de maisons qui l’entourent.
Des colons marginaux
Les Français ont également joué un rôle modeste dans le développement des campagnes de la Pennsylvanie et du New Jersey en s’installant sur des terres non cultivées et en fondant de petites communautés francophones.
À Philadelphie, les allégeances françaises convergent en raison des controverses sur la politique étrangère pendant la présidence de George Washington (1732-99). Après la mise en œuvre du traité jay par l’administration Washington avec les Britanniques en 1795, les commerçants et les membres du parti républicain-démocrate naissant protestent, affirmant que ce traité est une insulte à la France, qui avait grandement contribué à l’indépendance de l’Amérique un peu plus de dix ans auparavant.
La communauté française de Philadelphie diminue au début du XIXe siècle, de nombreux réfugiés retournant dans leur pays d’origine une fois le climat politique stabilisé. Entre les années 1820 et 1840, plusieurs centaines de Philadelphiens anglophones et quelques francophones d’origine africaine décident d’émigrer en Haïti. Les descendants blancs issus des immigrants français permanents de la Philadelphie coloniale et républicaine de la première heure se sont intégrés à cette ville cosmopolite et n’ont pas conservé une forte identité collective française.
Le XIXe siècle et ses répercussions
La dissolution de l’empire de Napoléon Bonaparte (1769-1821) provoque un nouvel afflux d’émigrés français dans la région. En 1815, Joseph Bonaparte (1768-1844), roi d’Espagne et de Naples en exil et frère aîné de l’empereur Napoléon récemment vaincu, achète une maison au 260 S. Ninth Street à Philadelphie, puis déménage à Lansdowne. Pendant le séjour de la famille Bonaparte de 1817 à 1839, le domaine accueille l’élite de Philadelphie et de la France, dont le Marquis de Lafayette (1757-1834) en 1824.
La mort de Stephen Girard en 1831, qui survient peu après la visite de Lafayette, contribue à façonner l’avenir de la ville. Dans le cadre d’un legs massif à Philadelphie, ce commerçant finance la création du Girard College, une école ayant ouvert ses portes en 1848 pour les garçons blancs pauvres sans père (plus tard, le mandat de l’établissement sera élargi afin d’accepter les filles, puis toutes les races, à la suite d’une action en justice en 1968).
Au fur et à mesure que la région se développe, de nouvelles industries apparaissent. Avec l’essor de l’exploitation minière et le déclenchement de la Guerre civile (1861-65), E.I. DuPont de Nemours & Company prend de l’expansion et devient le plus grand fournisseur de poudre à canon de l’armée américaine.
Expression culturelle
Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la culture française conserve une présence bien vivante à Philadelphie. Les restaurants des hôtels les plus raffinés proposent la cuisine française à leur clientèle et les grands magasins importent la mode du pays.
De nombreux bâtiments municipaux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle reflètent les tendances de l’architecture française, comme le style Second Empire, qui caractérise le Louvre à Paris. Le style Beaux-Arts, qui s’est développé à l’École des Beaux-arts de Paris, a également occupé une place prépondérante dans les espaces publics de Philadelphie. À une époque où de nombreux pays européens s’éloignent du style Beaux-arts, à l’exception de la France, les architectes américains adoptent ce courant artistique, qui connaît son heure de gloire avec la construction de la Fairmount Parkway (rebaptisée plus tard en l’honneur de Benjamin Franklin et dont la construction a commencé en 1917).
L’impressionnisme français a suscité l’enthousiasme des artistes et des collectionneurs dans la vallée du Delaware pendant plus d’un siècle. En 1866, Mary Cassatt (1844-1926) abandonne ses études à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts et s’installe à Paris, où elle poursuit sa formation artistique et expose avec les impressionnistes. Ardent défenseur de ce mouvement artistique, Albert Barnes (1872-1951), chimiste et homme d’affaires, amassa l’une des plus grandes collections de peintures impressionnistes et postimpressionnistes françaises dans le monde entier. En 1922, il crée la Fondation Barnes à Merion, en Pennsylvanie et sa collection devient un élément central de l’enseignement des arts. Une nouvelle vitrine pour la collection Barnes voit le jour sur la Benjamin Franklin Parkway en 2012.
La Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre Mondiale ont renforcé les liens historiques entre la France et les États-Unis. Le 9 mai 1917, peu après l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale une commission de dignitaires français arrive à Philadelphie. Comme Lafayette près d’un siècle plus tôt, ces représentants de l’effort de guerre français sont accueillis en héros par plus de 100 000 spectateurs désireux de témoigner leur solidarité avec la France. Les manifestations d’amitié de Philadelphie envers la France se poursuivent alors que la guerre reprend de plus belle en Europe. À la nouvelle de la défaite de la France face à l’Allemagne en 1940, la cérémonie annuelle de la prise de la Bastille à Philadelphie prend un ton extrêmement sombre lorsque le consul de France dépose une couronne au pied de la statue de Jeanne d’Arc.
Liens contemporains
La région de Philadelphie gagne de nouvelles populations francophones au XXe siècle avec l’effondrement de l’empire colonial français. On compte trois vagues de migration haïtienne vers les États-Unis au siècle dernier : pendant l’occupation américaine de l’île de 1915 à 1934, sous les régimes de François Duvalier (1907-1971) et de Jean-Claude Duvalier (1951-2014) de 1957 à 1986, et après le coup d’État de Jean-Bertrand Aristide (né en 1953) dans les années 1990.
Des immigrants arrivent également des anciennes colonies françaises en Asie du Sud-Est et en Afrique de l’Ouest. Les réfugiés de la guerre du Vietnam dans les années 1970 s’installent principalement dans le sud et l’ouest de Philadelphie et à Upper North. Dans les premières décennies du XXIe siècle, les migrants et réfugiés francophones du Sénégal, de la Guiné, et de la Côte d’Ivoire s’unissent à une communauté d’immigrants d’Afrique de l’Ouest vivant et travaillant dans la « Petite Afrique », dans le sud-ouest de Philadelphie le, où se trouve un quartier de restaurants florissant.
Les organisations formées au cours du XXe siècle se joignent à des institutions établies comme la French Benevolent Society (1793) pour favoriser et faire progresser les relations franco-américaines. La section de l’Alliance française de Philadelphie, dédiée à la promotion de la langue et de la culture françaises, tient sa première réunion au Acorn Club, à l’angle des rues Fifteenth et Locust, le 9 mars 1903.
Sur le plan économique, Philadelphie s’est dotée d’une section de la French-American Chamber of Commerce (FACC), créée en 1989 dans le cadre de cette organisation binationale sans but lucratif.
Les liens entre la France et la région de Philadelphie se sont solidifiés grâce à l’adoption d’un accord de villes partenaires entre la ville américaine et Aix-en-Provence en 1999.
Le chef français George Perrier a ouvert Le Bec-Fin sur Spruce Street à Philadelphie en 1970. Cette photo, prise entre 1990 et 2000, montre le chef dans son restaurant de Walnut Street, où il a emménagé en 1983. (Library of Congress)
Qu’il s’agisse de restaurants de gastronomie française près de Rittenhouse Square— le « quartier français de Philadelphie » — ou d’événements culturels dans des musées de la région, la culture francophone continue de séduire les Philadelphiens et d’attirer les visiteurs. Dès sa fondation, Philadelphie a entretenu un dialogue transatlantique avec la France par l’entremise du commerce des biens, mais surtout grâce à la circulation des idées qui ont façonné le caractère des deux nations. Les idées sur la promotion de l’abolitionnisme et des libertés humaines universelles ont été modelées par les échanges entre les universitaires, les entrepreneurs et les philanthropes français et américains. L’architecture et l’art français ont transformé le paysage urbain et culturel de Philadelphie. L’enthousiasme des Philadelphiens pour la culture française a fluctué au gré des changements politiques internationaux, mais l’empreinte de la France sur la ville demeure bien présente.
Copyright 2020, Université Rutgers
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