Vers la fin de l’année 2022, le déchiffrement d’une lettre rédigée par Charles Quint (1500-1558), qui gouverna le Saint Empire romain germanique, a fait la une des journaux anglo-saxons et francophones. Radio-Canada, par exemple, a annoncé sur son site : « Cinq siècles après, une lettre cryptée de Charles Quint déchiffrée ».
Portrait de Charles V - Rijksmuseum | la lettre cryptée |
La BBC annonce: « Charles V: French scientists decode 500-year-old letter. »
France 24, pour sa part, a ecrit:«…quatre chercheurs ont présenté mercredi à Nancy leur découverte, le déchiffrement d'une lettre écrite en 1547 par Charles Quint à son ambassadeur en France, apportant un nouvel éclairage des relations entre le royaume dirigé alors par François Ier, et le Saint Empire romain germanique. »
Le site explique la genèse de leur travail : « Cécile Pierrot, cryptographe au laboratoire lorrain de recherche en informatique, entend parler pour la première fois en 2019 d'une lettre cryptée de Charles Quint par hasard, lors d'un dîner… Une fois déchiffrée, la lettre vient confirmer l'état assez dégradé en 1547 des relations entre François Ier et l'empereur du Saint Empire romain germanique Charles Quint, qui ont pourtant signé un traité de paix trois ans plus tôt, explique Camille Desenclos. »
Cécile Pierrot et Camille Desenclos |
Les chercheurs espèrent désormais pouvoir identifier d'autres lettres en Europe de l'empereur et son ambassadeur, « pour avoir une photographie de la stratégie de Charles Quint en Europe ».
Cécile Pierrot a bien voulu accorder une interview à notre blog. Pour présenter Mme Pierrot à nos lecteurs et lectrices, notons brièvement
son parcours académique : elle a soutenu sa thèse d'informatique à l'université de Paris 6 (Sorbonne Université) en 2016. Ses premiers travaux de recherche ont porté sur l'étude de la difficulté de problèmes mathématiques sous-jacents à la cryptographie actuelle, comme le problème de la factorisation des grands nombres entiers, ou le problème du logari thme discret. Elle a ensuite successivement travaillé en tant que chercheuse à l'Université d'Oxford au Royaume-Uni, et au CWI à Amsterdam, aux Pays-Bas.
Notre contributrice Danielle Bertrand était particulièrement qualifiée pour lui poser des questions pertinentes qui éclairent le travail passionnant de Cécile Pierrot et de ses collègues. Danielle a fait ses études à Aix-en-Provence et, après avoir passé l’agrégation, elle a enseigné l’histoire et la géographie dans différents lycées en France et pendant trois ans au Lycée Charles de Gaulle à Ankara. Depuis qu’elle est retraitée, elle continue à s’intéresser à l’histoire. Danielle fait partie d’un groupe qui travaille sur l’histoire de son département et a publié plusieurs ouvrages, dont « Subir, mais lutter » et « Drômois et Drômoises et la Seconde Guerre mondiale. »
Voici la conversation qu’ont eue ces deux dames érudites :
D.B. Comment devient-on expert en cryptographie et sur quoi portaient vos recherches avant que vous vous intéressiez à cette lettre ?
C.P. La cryptographie est la science des codes secrets, elle est aujourd'hui à l'intersection entre plusieurs disciplines, notamment les mathématiques et l'informatique. Certains des cryptographes viennent de la première branche, d'autres de la seconde. Pour ma part j'ai fait 5 ans d'étude de mathématiques avant de compléter mon cursus et de soutenir ma thèse en informatique. Devenir cryptographe est l'histoire d'une rencontre de hasard, car je ne connaissais pas l'existence de ce métier au début de mes études. En deuxième année d'université, dans un cadre qui n'était pas du tout scientifique, j'ai rencontré un homme qui faisait de la cryptographie, et mon enthousiasme pour la discipline ne s'est pas tari depuis.
Mes recherches avant la découverte de la lettre de Charles Quint portaient sur la cryptographie actuelle, je me place dans la peau d'un adversaire malveillant (comme Poutine) pour tenter de savoir ce qu'il peut lire ou comprendre d'un message qu'il ne lui est pas destiné.
D.B. Qu’est-ce qui vous a amenée à orienter vos recherches vers ce document ?
C.P. Au commencement il s'agit encore d'un hasard, ou plutôt d'une chance ! Celle d'entendre parler de l'existence d'une lettre chiffrée que personne ne saurait lire, et qui, par miracle, se trouvait dans la ville où je réside. Je me suis donc mise à la recherche effective de cette lettre, tout en prenant cette chasse au document davantage comme un loisir que comme un sujet d'étude sérieux. C'est lorsque j'ai compris que les mécanismes de chiffrement utilisés par Charles Quint étaient plus difficiles que ce que je m'imaginais que cela est devenu un vrai sujet de travail pour mes collègues et moi-même.
D.B. Il semble que « craquer » ce code (qualifié parfois de « diabolique ») se soit révélé plus difficile que ce à quoi vous vous attendiez. Pour quelles raisons ? Pourriez-vous donner l’exemple « d’astuces » utilisées par l’auteur pour rendre la lecture plus difficile ?
C.P. Je ris encore lorsque je lis cette expression : le code n'est pas diabolique ! L'un des journalistes présents à la conférence de presse que nous avons donnée a utilisé ce terme, qui a bien plu, et a été repris, mais nous chercheurs ne le considérons absolument pas comme tel. Il était simplement différent de ce à quoi nous nous attendions pour l'époque. Par exemple, Charles Quint (ou plus exactement son secrétaire) utilisant des symboles pour chiffrer des bigrames plus fréquemment que ce que nous pensions. Ainsi, chaque couple "consonne - voyelle" dans cet ordre possédait son propre symbole, là où nous nous attendions plutôt à avoir des symboles représentants majoritairement des lettres uniques.
Cependant l'astuce tout simple qui nous a pourtant beaucoup ralentis est la suivante : l'auteur avait choisi de faire disparaitre la grande majorité des "E" dans le texte. En moyen français, la langue sous-jacente au document, la lettre E est comme dans notre français actuel la lettre qui est de très loin la plus fréquente, presque trois fois plus fréquente que tout autre lettre.
D.B. Quel a été le rôle de l’ordinateur ?
C.P. L'ordinateur a été utile pour accélérer nos recherches. Nous lui avons appris à "lire" la lettre et nous pouvions ainsi lui poser des questions aux-quelles il répondait avec plus de rapidité et de fiabilité que si nous avions du répondre à ces questions nous même par un travail méticuleux au crayon. Par exemple, nous pouvions lui demander quel symbole suivait le plus fréquent le symbole 8 (l'un des symboles du texte) et il nous répondait en une fraction de seconde.
Je devance aussi toute interrogation à ce sujet : il n'y a aucune intervention de "l'intelligence artificielle" dans ce travail. L'ordinateur ne réfléchit pas par lui-même, il ne trouve pas la solution, il nous aide simplement en exécutant des programmes que nous avons nous-mêmes intégralement écrits.
D.B. On a parlé d’une « pierre de Rosette », de quoi s’agit-il ?
C.P. Alors que nous avions de la peine à déchiffrer le document, nous nous sommes mis à la recherche d'autres écrits de Charles Quint. Nous souhaitions trouver d'autres lettres diplomatiques qui auraient pu nous permettre par exemple de déceler des tics de langage utiles à notre travail. C'est au cours de cette recherche que nous avons rencontré Camille Desenclos notre collègue historienne. Camille a retrouvé dans la bibliothèque de Besançon une autre dépêche utilisant les mêmes symboles, et pour laquelle quelques lignes lisibles étaient inscrites dans la marge. C'était notre pierre de Rosette : une même inscription écrite deux fois, l'une dans un français intelligible, l'autre avec les symboles dont nous n'avions pas encore le sens !
D.B. Vous avez fait appel à deux collègues du groupe Caramba »et à une historienne, elle-même spécialiste en « cryptographie historique ». Il s’agit donc d’un « travail d’équipe », pluridisciplinaire et impliquant deux universités. Est-ce fréquent ou a- t- on le plus souvent des chercheurs « solitaires » ?
C.P. Le travail d'équipe, y compris entre collègues de plusieurs universités, est courant dans notre domaine qu'est l'informatique. C'est aussi le cas dans d'autres sciences, comme la biologie. En histoire en revanche les publications sont plus souvent solitaire. Ce qui est atypique et rare dans notre collaboration, ce n'est pas tant le fait que nous soyons plusieurs, mais que nous ayons réussi à travailler ensemble alors que nous venons de cultures scientifiques aussi divergentes que l'histoire et l'informatique. Il s'agit à notre connaissance de la première publication de cryptographie historique mêlant des chercheurs de ces deux disciplines.
D.B. Vous avez expliqué votre travail à des enfants à la Cité des Sciences. Y a- t-il d’autres exemples d’actions en direction du public scolaire par vous-mêmes ou vos collègues ? Pourquoi ?
C.P. Oui ! Les actions de médiation qui visent à transmettre les découvertes scientifiques au grand public (adultes ou enfants) sont à mes yeux très importantes. Nous sommes souvent sollicités: Fête de la Science, intervention dans les classes de collège ou de lycée, interview sur des chaines télévisées ou Youtube... je crois qu'il est primordial de répondre présent et de s'attacher à expliquer au mieux nos recherches et nos méthodes.
D.B. Venons-en à la lettre elle-même. Elle est écrite en français. Cette langue est-elle familière à l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique ?
C.P. Charles Quint parlait et écrivait plusieurs langues (allemand, espagnol, latin, français...) mais celle-ci est en "moyen" français, c'est-à-dire le français de l'époque de Rabelais. Comme il s'adresse à son ambassadeur en France, Jean de Saint Mauris, et que celui-ci est français, il n'était pas très surprenant de trouver cette langue malgré le fait qu'elle soit de la main de l'empereur du Saint Empire Romain Germanique.
D.B. Madame Camille Desenclos a permis d’élucider un problème de date et d’éliminer la contradiction entre la date notée sur la lettre (février 1546) et certains événements, mort du Roi d’Angleterre Henri VIII et soulèvement à Prague en janvier 1547. Pouvez-vous donner à nos auditeurs une rapide explication.
C.P. Notre collaboration a vraiment pris le sens d'un jeu d'allers et retours entre Camille Desenclos et notre équipe à Nancy. Le souci de date en est un très bon exemple : nous en étions au point du déchiffrement où l'une des phrases nous permettait de comprendre qu'un homme était mort mais nous ne savions pas qui. En effet, Charles Quint demandait à son ambassadeur ce que le roi de France comptait faire depuis qu'il avait "appris le trépas de ...". Un symbole unique que nous ne retrouvions nul part dans le texte nous laissait penser qu'il s'agissait d'une nomenclature, c'est-à-dire un symbole qui représente un mot ou un nom complet. Or ce symbole, qui avait la forme d'une épingle, ressemblait à nos yeux à d'autres types de symboles, vus dans d'autres lettres, qui représentaient quant à eux des rois ou des princes.
Pourtant, nous étions bloqués : la lettre était datée de février 1545 mais aucun roi ne venait de mourir en ce début d'année 1545. C'est l'intervention de notre historienne qui nous a permis de remettre de l'ordre dans tout cela, et de trouver notre roi mort. En effet, au milieu du XVIè siècle, et en particulier dans l'Empire de Charles Quint, le changement d'année était encore considéré parfois comme ayant lieu à Pâques et non au 1er janvier. Ainsi, cette lettre datée de février 1545 était en réalité une lettre écrite en février 1546 selon notre notation habituelle. Tout s'éclairait ! Le roi d'Angleterre venait en effet de mourir et il était logique que Charles Quint s'en inquiète, car il avait été son allié dans des conflits précédent contre François 1er, le roi de France.
D.B. Cette lettre a fait « beaucoup de bruit » dans les journaux, à la radio, etc. Cette célébrité tient-elle à la difficulté pour venir à bout du code, ou à l’importance de ce que le contenu de la lettre apporte à l’histoire de la période ?
C.P. De manière étonnante, ni l'un, ni l'autre. Nous avons des exemples de chiffrements bien plus complexes que celui-ci. De la même manière, si cette lettre une fois déchiffrée apporte un éclairage sur une période de l'histoire, rien de fondamental ou qui changerait le cours de l'histoire ne nous est révélé. L'écho dans les médias de ce travail tient bien plus probablement à l'originalité de l'histoire : il s'agit d'un document qui n'était pas numérisé, inconnu des historiens et des cryptographes, que nous avons pu retrouver au hasard des discussions, et qui s'est révélé être très bien conservé. Cerise sur le gâteau pour les grands médias (mais pas pour les historiens), nous apprenons entre les lignes l'existence d'un éventuel complot d'assassinat contre Charles Quint lui-même, qui serait commandité par François 1er. Imaginez-vous ! 500 ans après les faits, découvrir un tel complot n'a rien d'un évènement quotidien.
Je précise tout de même qu'il s'agissait probablement d'une rumeur destinée à déstabiliser l'Empereur. François 1er est mort quelques semaines seulement après cette lettre, et Charles Quint lui-même est décédé de mort naturelle.
D.B. Le déchiffrage de cette lettre ouvre- t-il à d’autres travaux dans le même domaine pour vous même ou madame Desenclos ?
C.P. Oui, nous poursuivons notre collaboration. Secret de la recherche oblige pour le moment, nous ne pouvons pas communiquer à ce sujet. J'espère que vous me pardonnerez cette discrétion.
Un grand merci à Madame Pierrot pour avoir pris le temps de permettre que cette "fameuse lettre" paraisse sur le blog et pour la clarté de ses explications.
Posted by: Danielle Bertrand | 29/08/2023 at 02:39 AM