Magdalena CHRUSCIEL

D’où l’écriture nous est-elle venue ?

La montée, la chute et la redécouverte du cunéiforme

Le texte qui suit a été traduit par notre contributrice fidèle, Magdalena Chruschiel, à partir d'un article paru le 27 avril 2021 sur le blog The Iris, publié par le J.Paul Getty Trust, et redigé par Shelby Brown. L'article en anglais se trouve ici.
Une exposition sur la Mesopotamie est ouverte a la Villa Getty, Los Angeles, depuis le 21 avril, et elle cl
ôturera le 16 aout 2021.
De l'information supplémentaire sur la Mésopotamie et l'exposition se trouve ici.

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Cette plaque en or avec une inscription en cunéiforme peut avoir été une barbe attachée avec des clous en or à une statue grandeur nature d'un dieu. Une reine du milieu du troisième millénaire avant notre ère, dédiée à Shara, un dieu de la ville d'Umma. Plaque votive en forme de barbe, environ 2600-2340 av. J.-C., sumérien. Or, 3 3/8 × 2 5/8 × 13/16 pouces. Musée du Louvre, Département des Antiquités du Proche-Orient. Image © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Christian Larrieu / Art Resource, NY

Dans un monde où l'accès immédiat aux mots et à l'information est considéré comme acquis, il est difficile d'imaginer un temps où l'écriture venait juste de naître. Les découvertes archéologiques dans l'ancienne Mésopotamie (aujourd'hui principalement l'Irak moderne) montrent le pouvoir de l’écriture à ses débuts ainsi que ses emplois, allant des fonctions administratives et juridiques à la poésie et à la littérature.

En Mésopotamie, de nombreuses cultures se côtoyaient, parlant au fil du temps différentes langues. L'invention de l’écriture la plus ancienne connue y remonte à 3400 av. J.-C., dans une région appelée Sumer au bord du golfe persique. Les matériaux locaux ont influencé le développement de l’écriture sumérienne : l'argile pour les tablettes et les roseaux pour les stylets (outils d'écriture). À peu près au même moment, voire peu après, les Égyptiens inventaient leur propre forme d'écriture hiéroglyphique.

Même lorsque, vers 2000 avant J.-C., le sumérien disparut en tant que langue parlée, il survécut en tant que langue et écriture savantes. D'autres peuples en Mésopotamie et dans les régions limitrophes, de la Turquie, de la Syrie et de l'Égypte à l'Iran, adoptèrent la dernière version de cette écriture développée par les Akkadiens (le premier peuple sémitique reconnaissable), qui régnèrent en Mésopotamie succédant aux Sumériens. En Babylonie même, cette écriture survécut deux millénaires encore, jusqu'à sa disparition vers l’an 70 de notre ère.

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Les premiers modèles d'argile représentant des objets ont été les premiers registres comptables mésopotamiens. Ceux-ci ont cédé la place à des tablettes d'argile comme celle d'Uruk à l'écriture la plus ancienne: dessins simplifiés et signes numériques. Tablette avec inscription proto-cunéiforme, environ 3100 av. J.-C., proto-urbaine. Argile, 1 3/4 × 2 13/16 pouces. Musée du Louvre, Département des Antiquités du Proche-Orient. Image © RMN-Grand Palais / Art Resource, NY. Photo: Franck Raux.

L'écriture est née avec des pictogrammes (mots illustrés) dessinés à l’aide d’un outil pointu dans l'argile. Cette première tablette avait permis d’enregistrer les rations alimentaires des personnes, représentées par une tête et un bol, visibles en bas à gauche. Les pictogrammes et les chiffres montrent les quantités de céréales attribuées par villes et types de travailleurs, notamment des éleveurs de porcs et des groupes associés à une fête religieuse.

Des tablettes comme celles-ci ont aidé les dirigeants locaux à organiser, gérer et archiver les informations. Cette tablette reflète des comptes administratifs, alors que des particuliers utilisaient de telles listes au cours des siècles suivants pour garder trace de leurs biens personnels et des accords commerciaux.

Des images à l'écriture dans la vie quotidienne

L'écriture évolua lorsqu’un stylet à roseau triangulaire remplaça l'outil de dessin pointu. En effet, il était plus aisé d’imprimer des marques dans l’argile à l’aide du roseau. Au début, les marques en coins étaient regroupées pour en faire des images, mais petit à petit ces groupes évoluèrent vers des signes plus abstraits, devenant une écriture sophistiquée que nous nommons cunéiforme (du latin, «en forme de coin»). Ainsi, il exista plusieurs milliers de signes pour représenter les noms d'objets, des mots, des syllabes et des sons (ou des parties).

Les registres cunéiformes nous informent sur la bureaucratie et le pouvoir, mais ils documentent également bien des aspects fascinants de la vie quotidienne. Des textes écrits révèlent comment les individus et les familles exprimaient leurs souhaits, se mariaient et avaient des enfants, faisaient affaires et adoraient. Les gens écrivaient principalement sur l'argile, mais aussi sur des matériaux plus chers, tels que la plaque dorée illustrée ci-dessus.

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Ce contrat de mariage avait été mis dans une enveloppe d'argile dont un morceau est cassé. Enveloppe contenant une tablette de contrat de mariage, 1830–1813 av. J.-C., Amorite. Argile non cuite, 5 × 2 5/8 pouces. Musée du Louvre, Département des Antiquités du Proche-Orient. Image © RMN-Grand Palais / Art Resource, NY. Photo: Mathieu Rabeau.

Par ce contrat de mariage fait en argile, qui comprend un serment fait au dieu principal de Kish où le mariage eut lieu, un père donne sa fille à son nouveau mari. À son tour, le mari remet en dot de l’argent à trois hommes, peut-être des frères. Le document est contenu dans une enveloppe en argile. Chacun des témoins l’avait marqué de son sceau personnel, un cylindre tel une roulette à pâtisserie avec des inscriptions, sur le côté gauche de l'enveloppe, de sorte à imprimer une espèce de signature en relief.

Les sceaux cylindriques - signatures sur l'argile

Pour signer un document d'argile et parfois garantir de son scellé officiel, les Mésopotamiens utilisaient des sceaux, principalement en matériaux durables, qui pouvaient être onéreux. Certains étaient portés ou épinglés, tels des bijoux.

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Ce sceau personnel en pierre (chlorite) a des extrémités sculptées pour imiter des bouchons en métal. L'impression montre l'image dessinée sur de l'argile. Sceau cylindrique d'un boulanger royal, environ 2150-2000 av .J.-C., néo-sumérien. Chlorite, 1 3/8 × 5/8 pouce. Musée du Louvre, Département des Antiquités du Proche-Orient. Image © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault / Benjamin Soligny / Art Resource, NY

 

Sur le sceau de cylindre ci-dessus est inscrit du nom d'un boulanger du palais. Il est représenté debout, devant une divinité importante assise, introduit par une déesse de moindre importance. L'impression laissée par le sceau laisse apercevoir le début du texte et la première figure debout se répétant sur le côté droit.

Les sceaux nécessitaient un traitement particulier. Comme l'image et le texte étaient inversés lorsqu'ils apparaissaient dans l'argile, le scribe et l’artiste devaient créer des images miroir et des inscriptions. De plus, l'écriture sur des matériaux durs nécessitait des techniques totalement différentes de l'écriture directe sur argile.

Qui écrivait en cunéiforme?

Les écrivains professionnels de cunéiforme étaient appelés «rédacteurs de tablettes». Au cours de longues études, ils apprenaient des centaines de signes cunéiformes et mémorisaient des textes et des modèles dans différentes langues. C’était en général des hommes en général, mais des femmes étaient également devenues scribes.

Les intérêts et les compétences des élèves variaient, et selon un proverbe: «Un scribe déshonoré devient un homme maudit.» On voulait ainsi rappeler aux moins assidus des étudiants qu’ils risquaient d’avoir une vie quelconque, à écrire des incantations courantes. Travailler plus dur en revanche leur permettrait d’avoir une vie prospère et ils traiteraient des documents juridiques – voire même la correspondance d’une cour royale. Ceux qui persévéraient pouvaient devenir des érudits, versés en mathématiques, médecine, rituels religieux, divination, lois et mythologie, voire même des écrivains.

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Ce document d'argile fait partie d'une série d'enregistrement de la formation des scribes. Tablette avec un essai sur l'éducation d'un jeune scribe, environ 2000–1600 av. J.-C., Amorite. L'argile non cuite, 3 7/8 × 2 1/2 pouces. Musée du Louvre, Département des Antiquités du Proche-Orient. Image © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault / Benjamin Soligny / Art Resource, NY.

Cette tablette est l'une des vingt tablettes similaires (appelées «Années d’études») illustrant la vie d'un jeune étudiant dans une école de scribes. Les journées étaient longues, remplies de copiage et de mémorisation. Des scribes plus âgés supervisaient ces efforts, tandis que l'école était dirigée par un directeur. Le document illustre une journée habituelle:

"J'ai lu ma tablette, j'ai pris mon déjeuner,

j'ai préparé ma [nouvelle] tablette, j’ai écrit, je l'ai terminée; ensuite

on m’apporta mes modèles de tablettes;

et dans l'après-midi, on me fournit mes tablettes d'exercice. "

(Traduction de S. N. Kramer, Les Sumériens : leur histoire, leur culture et leur caractère, 1963)

Ce jour-là, la journée fut bonne pour le garçon, mais le lendemain, ses professeurs l'avaient frappé à plusieurs reprises pour des infractions telles qu’arriver en retard, avoir parlé et une écriture déficiente. En fin de compte, le père du garçon invita le directeur à dîner et lui remit des cadeaux et de l'argent. Apaisé (et acheté, même si de tels paiement étaient usuels), le directeur déclara au garçon: «Vous avez bien suivi l’enseignement de l'école. Vous voilà un homme instruit ! "

Nombreux étaient ceux qui apprenaient les bases de la lecture et de l'écriture, y compris les membres de la famille royale. La première auteure connue fut Enheduanna, fille de Sargon, roi d'Akkad, premier roi à conquérir toute la Mésopotamie. C'était une prêtresse qui composait de la poésie religieuse. Plus tard, le roi néo-assyrien Ashurbanipal fera l'éloge de son talent littéraire et de son érudition. Il est parfois représenté dans ses attraits royaux, un stylet d'écriture coincé dans sa ceinture.

Bien que le cunéiforme ait subsisté plus de trois mille ans, au fur et à mesure que des alphabets plus simples devenaient courants, cette écriture ne fut plus utilisée que pour des documents savants, et elle finit par complètement disparaître à la fin du premier siècle après J.-C. En quelques siècles, l'écriture autrefois dominante était devenue incompréhensible, et cela perdura pendant près de 1 800 ans.

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Ce disque de pierre babylonien trouvé près de Bagdad était le premier document cunéiforme notable vu en Europe. Land Grant Stele ("Caillou Michaux"), 1100-1083 av. J.-C., Mésopotamien. Serpentine, 15 3/4 × 8 11/16 pouces. Bibliothèque nationale de France. Image © BnF

Au 18e siècle, les érudits commencèrent à relever les écrits cunéiformes sur les fragments d'argile et les monuments en pierre subsistants, sans toutefois comprendre leur signification. En 1786, lorsqu'un voyageur français apporta à Paris cet incroyable kudurru noir, petit monument en pierre, on imagina des traductions, telles que «L'armée céleste nous donne du vinaigre à boire à seule fin de nous fournir en remèdes capables de nous guérir. "

Lorsque leur vrai sens aura finalement été déchiffré, il s’avéra qu’était enregistrée sur la pierre une donation de terrain d'un père à sa fille à l’occasion de son mariage. Le prudent père précisa que le beau-père ne pourrait revendiquer la parcelle comme sienne. Quant à la créature cornue et couverte d’écailles au sommet de la pierre il s’agit de Nabu, le divin patron des scribes, supervisant la bonne exécution du contrat.

Le texte a été écrit en cunéiforme akkadien, la langue écrite des conquérants des Sumériens, qui n'aura été déchiffrée qu'au milieu du 19e siècle.

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Un scribe assyrien tenant un stylet et une tablette d'argile inscrit les objets pris dans une ville conquise. Décoration en relief du palais central de Tiglath-Pilesar III à Nimrud, environ 728 av. J.C. British Museum ME118882; photo de Greta Van Buylaere

À l’époque, certains savants considéraient qu'ils étaient capables de lire des textes akkadiens, alors que d'autres estimaient qu'ils ne faisaient que d’en deviner le sens. Enfin, en 1857, un défi fut lancé par la Royal Asiatic Society à quatre experts: donner une traduction indépendante d'une inscription akkadienne qui venait d’être trouvée et non publiée, pour la soumettre à un jury. Chaque universitaire avait reçu une copie de l'inscription et fournit sa traduction dans le délai donné.

Le texte était le récit des succès militaires d'un roi. On lisait dans un extrait notable : «Leurs carcasses recouvraient les vallées et les sommets des montagnes. Je leur ai tranché la tête. Les remparts de leurs villes, j'en ai fait des tas, tels des monticules de terre! " Le travail des savants se trouva confirmé par le jury qui déclara leurs traductions similaires, et par conséquent déclara le cunéiforme akkadien déchiffré !

Au cours des années 1800 et 1900, les fouilles archéologiques ont mis à jour des milliers de documents cunéiformes, et petit à petit les variations de l'écriture à travers les langues et le temps furent déchiffrées.

Alors que nous sommes aujourd'hui à même de lire des documents cunéiformes, une grande partie d’entre eux - des centaines de milliers – n’a pu encore être lue, les quelques centaines d'experts du cunéiforme de par le monde étant confrontés à une tâche impossible. Heureusement, l'apprentissage à l’aide de machine offre un grand potentiel. Les chercheurs dans de nombreuses institutions compilent des bases de données et entraînent les machines pour lire et combler les lacunes de ces textes anciens.


Ses contributions se trouvent ici et ici. Magdalena fut notre Traductrice du mois de mars 2013

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Lecture supplémentaire :

À la British Library, une nouvelle exposition retrace la remarquable évolution de l’écriture

Les mystérieuses origines du livre

 


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